Certaines façades à Paris n’ont rien de remarquable, et il faut un matin ensoleillé et un compte Instagram pour avoir envie de s’arrêter devant l’une d’entre elles pour prendre une photo. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?
L’immeuble est modeste, les fenêtres banales, le bac du géranium semblable à tant d’autres. Seulement, l’ombre du rebord des fenêtres dessine des trapèzes inattendus sous chacune d’entre elles et la texture lisse et la couleur claire du mur dissimulent quantité d’images qui ne demandent qu’à surgir : la botte de poireaux qui dépasse du cabas de la dame du second, tandis qu’elle monte lentement les escaliers, trop lentement au goût de Paolo qui rentre de l’école son cartable sur le dos, impatient de le déposer dans l’entrée et de ressortir jouer au foot avec son cousin. Devant la porte du deux pièces situé au troisième, une petite foule. C’est que l’agence immobilière à qui la fille de la propriétaire, décédée il y a trois mois, à confié la location de l’appartement commence les visites aujourd’hui. Les bavardages de ses potentiels futurs voisins distraient la toute jeune étudiante, arrivée de Poitiers en septembre, qui occupe le studio situé en face. C’est elle qui habite derrière la fenêtre ornée d’un géranium. Elle oublie d’ailleurs si souvent de l’arroser qu’il n’a survécu jusqu’à présent que grâce à la météo pluvieuse de cet automne. Elle ne s’occupe pas beaucoup mieux d’elle-même, ne s’éloignant de sa table de travail que pour aller suivre ses cours de khâgne à Henri IV, et acheter au Franprix d’en bas de minces tranches de jambon qui racornissent dans son mini frigo.
Cela pourrait se poursuivre à l’infini, ces instantanés de la vie de personnages susceptibles d’habiter ou d’avoir habité dans cet immeuble. Il faut un Georges Perec pour échafauder à partir du problème du cavalier, et selon bien d’autres procédés complexes, les règles de son roman La vie mode d’emploi, qui tout entier se déroule derrière la façade d’un immeuble parisien.
Georges Perec en parle avec Viviane Forrester, (qui plus tard écrira l’horreur économique) dans cette émission du 22 mars 1976 :
La rêverie se déclenche-t-elle plus facilement devant un immeuble de ce type, qui dissimule plus qu’il ne révèle, que devant un autre composée de larges baies vitrées, qui exposent plus largement aux regards des passants les gestes de la vie privée de parfaits inconnus ? Je ne sais pas. On peut tout aussi bien rêver au destin de ceux avec qui l’on partage, le temps de quelques stations, une rame de métro, ou bien à la vie de ceux dont on ne connait que les photos qu’ils postent sur Instagram.