Peggy s’ennuie aujourd’hui. Debout derrière le Calder elle regarde sans le voir le va-et-vient des embarcations sur le Grand Canal. Nelly est repartie hier vers une solitude qui ressemble à la sienne. Peggy pense à la maison de Nelly, à son magnifique inconfort. Nelly ne semble pas souffrir d’habiter cette maison-atelier de Meudon, où Théo n’a vécu que quelques semaines, avant d’aller mourir à Davos. Vaut-il mieux habiter dans un manifeste du mouvement De Stijl ou dans un palais vénitien inachevé ? Herbert prétend que Peggy a choisi de vivre au bord de l’eau en hommage à son père, cet homme volage qui mourut noyé.
Elle avait quatorze ans et se trouvait déjà bien laide, lorsqu’il embarqua sur le Titanic au bras de sa dernière conquête, somptueuse comme l’étaient toutes ses maîtresses. Et il n’a plus alors été question, dans la vie de Peggy, que de beauté.
Non de la sienne, non de celle de ses amants ni de celle de ses amantes. Seule comptera la beauté des œuvres d’art. Rien ne l’émeut plus que les gestes de Pollock, qu’elle a observé au travail dans son atelier le mois dernier. Rien n’est plus important que les consignes précises que lui a adressées Rothko pour l’accrochage de l’œuvre sur papier qu’elle lui a acheté. Et il n’existe rien de plus captivant que la bataille que se livrent les couleurs du de Kooning qu’elle a reçu hier, ce jaune qui mange le bleu et lutte contre le brun.
La vigueur de ces jeunes américains l’enchante, tout comme leur indifférence aux cris des critiques.
– André, et toi, Max, me voici bien loin de vos souvenirs soigneusement contrôlés et de vos rêves inventés.
Peggy a parlé tout haut, mais sa phrase est emportée par une brise venue du Lido. Elle croise les bras, agrippe les bords de son châle, siffle les trois chiens, contourne le cavalier nu, et rentre dans son palais.