J’ai longtemps habité une rue qui a ceci de commun avec la rue du Chevaleret que seul l’un de ses côtés est bordé de bâtiments. De l’autre côté, le trottoir était autrefois séparé par une rampe en fonte d’un talus d’une quinzaine de mètres qui surplombait un boulevard. Je me souviens très précisément de la texture rugueuse de cette rampe, et de l’impression que cela faisait lorsqu’on laissait la main glisser dessus. Elle s’interrompait parfois pour ouvrir un passage vers un petit sentier goudronné très pentu qui permettait aux piétons de rejoindre directement le boulevard, sans devoir aller jusqu’au bout de la rue. Au sentier descendant faisait face un sentier montant, et courir le long de ces pentes raides était un jeu, qui consistait aussi à utiliser l’élan accumulé dans la descente pour attaquer la montée qui lui faisait face.
En regardant sur Google Street View, je m’aperçois que les sentiers sont bien moins en pente que dans mon souvenir, et que le talus est aussi moins haut.
Les balustrades en fonte, je le savais, ont été remplacées par des barrières en métal tout à fait quelconques.
Rue du Chevaleret, ni rampe, ni descente, nul boulevard en contrebas. Face aux immeubles qui longent le côté ouest, le mur qui masquait la vue sur les voies ferrées aux abords de la gare d’Austerlitz a fait place à un grillage, qui surgit d’un mur de soutènement en béton, puis c’est un chaos de terre, de cailloux, de sable malaxé par les engins dont il est difficile de deviner ce qu’ils nous préparent. Le plan de la Semapa indique, pour ce triangle situé dans le prolongement de la halle Freyssinet, cette mention : “Jardin Haut”. Mais alors, pourquoi creuser encore ? Peut-être a -t-il été décidé de construire une ville souterraine, comme celle de Pérouse, une ville secrète, cachée sous le jardin et la dalle ? Ou peut-être a-t-on pris pour modèle Argie, telle que nous la décrit Italo Calvino dans “les villes invisibles“?
“Ce qui rend Argie différente des autres villes, c’est qu’elle a de la terre à la place de l’air. Les rues sont complètement enterrées, les pièces des maisons sont pleines de fine argile jusqu’au plafond, sur les escaliers se pose – en négatif – un autre escalier, sur les toits pèsent des couches de terrain rocheux en guise de ciel avec ses nuages.”
Calvino a-t-il décrit cette autre ville dont la naissance est enregistrée jour après jour par un appareil photo posé sur le toit de l’une des tours de la Bibliothèque ? Les futurs habitants de la ville doivent en photographier le chantier à tour de rôle, et ils sont tenus de retrouver, pour chaque photo qu’ils ont prise depuis le sol, la photo prise le même jour depuis la bibliothèque, et de tracer une croix sur l’emplacement qu’ils occupaient lorsqu’ils ont pris leur photo. Voici l’image faite depuis la tour de la BNF le 14 août 2015, le jour même où j’ai pris la photo qui ouvre ce billet.
Comme un vent un peu froid, mais pas trop, qui pique un peu les yeux ou le coeur et ce soupçon de nostalgie qui fait mouche comme toujours, et une belle idée qui unit deux images, que ces deux images créent. Merci Nirjivnie, c’est bien doux ! et ça pétille, aussi …
Gustin