Certains ont emménagé alors que le chantier s’achevait tout juste, il y a plus de vingt ans. D’autres viennent à peine d’arriver, qui approchent d’encore loin la quarantaine, et dont les enfants courent autour des tables dressées dans la cour de l’immeuble à l’occasion de la fête des voisins, chargées de cakes aux herbes, de salades de pâtes, de tartes au chèvre et aux épinards et de vins dont certains mériteraient mieux que des gobelets en plastique.
Le Dernier Arrivé Dans l’Immeuble est aussi le seul qui a grandi dans le quartier, aussi les souvenirs qu’il en a sont plus anciens que ceux des vétérans. Il leur raconte avoir joué au foot, enfant, dans le terrain vague qui se tenait à l’emplacement actuel de la BNF, et avoir été élève à l’école maternelle du 90, boulevard Vincent Auriol, celle qui vient d’être détruite.
C’était alors un bâtiment qui étonnait par son allure d’école de village, entouré de verdure, avec la mention “la maternelle” curieusement inscrite en demi-cercle sur sa façade.
L’été dernier, l’école vouée à la démolition a été investie par le street artist Zdey et des jeunes accompagnés par une association d’aide aux adolescents. On connaît l’intérêt de la mairie du treizième arrondissement pour le street art.
À chaque fois qu’émerge un projet d’aménagement, on trouve des Parisiens pour se mobiliser afin de préserver en l’état les lieux qu’ils ont toujours connus. La nostalgie des temps anciens associée à une certaine idée du beau conduit nombre d’entre eux à s’indigner dès l’annonce d’un nouveau chantier. Pour la maternelle du boulevard Vincent Auriol, cela n’a pas manqué : des habitants se sont élevés contre le projet de démolition, puis ont protesté contre les travaux d’aménagement projetés, jugeant que le processus de concertation qui a accompagné la programmation de la parcelle de l’école détruite était insatisfaisant. Un concours a cependant été lancé, gagné par LA Architectures, et les travaux ont commencé.
Sans doute quelques Parisiens ont-ils aussi protesté, en 1907, lors du montage des portiques impressionnants des frères Beriot, constructeurs, au moment des travaux du métro aérien sur ce même boulevard, alors nommé boulevard de la Gare. Le métro aérien, aujourd’hui célébré au cinéma, en photo, dans la publicité, emblématique du paysage parisien, a dû en choquer plus d’un, qui craignait de ne plus reconnaître son boulevard, qui trouvait laid cet enchevêtrement de métal.
Les 700 premiers occupants des postes de travail de la Station F qui s’installe à deux pas, dans la Halle Freyssinet rénovée, arrivent en ce début juillet. L’impact de certaines des activités de dizaines de start-up attendues, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle, est moins spectaculaire mais aussi tangible que celui des grands travaux de l’ère industrielle. On leur souhaite la réussite, une réussite éclairée, et non le type de réussite qui a mené aux pires errements les dirigeants adeptes de la “culture bro” dans la Silicon Valley. Il appartient à tous de se sentir aussi concernés par l’urbanisme invisible du monde des réseaux que par celui des aménagements de l’espace urbain.
Il commence a faire sombre dans la cour. On a allumé des bougies. La conversation roule sur l’inauguration, la veille, du gigantesque campus de start-up. Quelques uns ont vu passer le convoi présidentiel, d’autres ont écouté à la radio le discours de Roxane Varza, sa directrice, et celui du président.
Le Dernier Arrivé Dans l’Immeuble, qui a grandi dans le quartier, qui a fréquenté la mignonne école maternelle entourée de verdure, qui a joué au foot à l’emplacement actuel des quatre tours de la BNF, vivra-t-il toujours ici quand ses enfants auront grandi ? Pourra-t-il accueillir à son tour les nouveaux arrivants lors d’une fête des voisins ? Ou bien aura-t-il été contraint de partir s’installer loin d’un quartier gentrifié, dont les logements ne seront désormais plus accessibles qu’aux premiers employés de quelques licornes ?