Jean-Jacques

“Allo Karine ? Jean-Jacques serait pas passé chez toi par hasard ? Tu l’as pas vu… Non, c’est juste que… Il est arrivé tout à l’heure à vélo, je l’ai entendu ouvrir son portillon. Et puis je suis partie vers le fond pour déterrer mes dahlias. Quand je suis revenue y avait plus personne de l’autre côté. Tu vois, il a tout laissé là comme ça. La brouette. Les outils. Et c’était resté ouvert du côté de la rivière. Je me suis dit il va revenir. Je me suis dit ça. Et puis non. C’était ce matin, vers 10h et il est toujours pas là. Jamais il laisserait tout en plan comme ça Jean-Jacques, c’est pas le genre, tu le connais.

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Si j’ai demandé aux autres ? Ben oui, tu penses bien j’ai demandé tout autour, j’ai commencé à m’inquiéter il était midi, d’habitude il s’installe devant le cabanon, et c’est souvent qu’il me propose une bière, il a sa glacière, et j’amène mon frichti et une chaise. Maryse elle croyait qu’il était là, elle l’a vu arriver puis après elle a pas fait gaffe. Elle est venue avec moi, on a longé la rivière vers le bourg et ensuite vers le hameau, mais rien, personne, comme s’il s’était envolé, le Jean-Jacques, non mais t’y crois, toi ?

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Je m’suis dit, c’est bête, hein, je m’suis dit comme ça, j’vais appeler Janine. Mais bon, tu sais bien, ça sert à rien de l’appeler, elle déraille complètement Janine maintenant. Elle se rappelle juste des trucs d’il y a cent ans, genre le jour où on avait attaché Marcel à un arbre… tu sais son frère Marcel qu’était rouquin… ça te fait encore rigoler, toi. On lui en a drôlement fait voir à celui-là. On était pas mal pestes, hein ? Pas mal, ouais.

Maryse ? Elle est repartie à son cabanon, Maryse. Elle m’a dit il va bien finir par revenir t’en fais pas, elle est retournée regarder la suite de Orange is the New Black. Elle, elle vient au jardin on se demande bien pourquoi, elle touche jamais à rien d’autre qu’à sa télécommande, heureusement qu’il y a Ahmed qui vient de temps en temps sinon ça serait la jungle.

Bon enfin après je suis retournée sur ma parcelle et je me suis mise à ratisser l’allée, c’est fou ce qu’il y a comme glands cette année, non ? Chez toi aussi, oui. Une glandée qu’il m’a dit Jean-Jacques, il en tombe sans arrêt ça résonne sur la tôle ondulée, tiens, t’entends ?

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“Karine ? C’est encore moi. Je pouvais quand même pas t’laisser au milieu de l’épisode sans te raconter la fin… Alors vers 5h j’ai rameuté tout le monde, Johnny et Pacou, et Polo et Marylou, et même Franck et puis Lola et ses mômes, et Maryse qu’a bien voulu resortir, et même les p’tits jeunes de la parcelle à Jonathan qu’on connaît pas leur nom, ils sont venus chercher avec nous, on criait Jean-Jacques de partout, et on s’est enfoncés jusqu’à la nationale, et vers la carrière aussi. Il était nulle part. On rentrait vers les jardins en se disant qu’on allait appeler les flics, ça nous disait rien d’appeler les flics mais bon quoi faire ? Et puis en passant devant la cabane à Laurence, on a entendu des bruits. Tu sais, c’est celle qu’a une horloge accrochée devant.

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Alors j’ai fait chut écoutez et on s’est tous arrêté de parler et oui y avait du ramdam là-dedans comme pas possible, et puis on s’est tous regardé et on est rentré chacun chez soi en se marrant, parce que le Jean-Jacques et la Laurence, ça leur avait juste pris d’un coup comme ça d’aller s’envoyer en l’air, et c’était des Jean-Jaaaacques par ci Jean-Jaaaacques par là, et puis je sais pas ce qu’ils ont fichu, mais sont restés enfermés toute la journée dans la cabane, en laissant comme ça tout en plan , si c’est pas dingue, non, tu crois pas ? Zut encore un de ces fichus glands, je m’le suis pris sul crâne çui-là.

Banquets d’été

Un village qui n’en fait qu’à sa tête

Auprès de Dieppe, en bord de mer, sur la falaise qui se dresse entre Pourville et Quiberville, Varengeville-sur-Mer n’en fait qu’à sa tête. Les autres villages se groupent autour de leur église, celui-ci a construit la sienne au bord de la falaise. On cherche une place, un centre, une rue principale. Peine perdue, la route serpente, on passe devant une épicerie, puis une boulangerie – essayez sa tarte normande -, une pharmacie, une boucherie, installées dans autant de maisons plus ou moins proches de la route, mais qui, pour une raison mystérieuse, ne parviennent pas à transformer celle-ci en rue.

Vous cherchez la plage ? Suivez le panneau « la mer », et engagez-vous bientôt sur une route si étroite que l’on souhaite très fort n’y croiser personne, et qui descend, sinueuse, entre les doubles-haies jusqu’à l’apparition, en un V parfait, d’un triangle bleu où se superposent mer et ciel, fiché dans la verdure.

Comment un Apache, arrivant dans cette contrée, aurait-il nommé cette plage ? Le linguiste et anthropologue Keith Basso, dans le livre superbe réédité en 2016 aux éditions Zone Sensible, « L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert », montre qu’un nom de lieu apache fait allusion à des caractéristiques de ce lieu, mais toujours selon le point de vue de l’ancêtre qui, le premier, observant ce lieu depuis un endroit précis, s’est donné la peine de le nommer. Ainsi se transmet par le lieu une histoire qui l’inscrit dans une dimension généalogique.

« Le chemin descend entre les falaises vers l’eau qui va et vient » pourrait convenir, si l’ancêtre avait souhaité marquer son intérêt pour les marées, la pêche à pied, la côte. « Navires en partance pour une destination lointaine » mettrait plutôt l’accent sur la double proximité du port de Dieppe et du manoir de Jean Ango, l’armateur normand qui se laissa convaincre par les frères Parmentier, Jean et Raoul, de les envoyer, en 1529, à bord de deux navires, la Pensée et le Sacre, vers Sumatra.

Ils furent les premiers français à croiser le cap de Bonne Espérance, et atteignirent Sumatra, mais moururent tous les deux, probablement de fièvre typhoïde. Leurs navires rentrèrent à bon port, leur équipage décimé, et ne rapportant qu’une très faible quantité de poivre. Avaient pris place sur la Pensée six Indiens abandonnés par des Portugais sur l’île de Sainte Hélène.

 

 

Un repaire de corsaires

Si le Banquet du Livre s’était tenu au Manoir d’Ango à Varengeville et non à l’abbaye et dans le village de Lagrasse, parions que Patrick Boucheron se serait bien amusé à peupler, pour le plus grand plaisir de son auditoire, une « histoire mondiale de Varengeville » des noms des capitaines auxquels Ango confia ses navires :

Verrazzano, qui découvrit Manhattan (où l’on trouve aujourd’hui un pont Verrazzano) et pensa un moment la nommer Angoulesme, contre toutes les règles de nommage apache) ; Jean Fleury, à qui Ango devait sa fortune, car il lui rapporta le trésor de Guatimozin, dernier empereur aztèque, qu’il avait dérobé à l’Espagne en attaquant les caravelles envoyées du Mexique par Cortès. Car Jean Ango « arma pour la course »,  ayant obtenu du roi de France une lettre de marque lui permettant « de prendre et arrêter, ou faire prendre et arrêter par main forte et puissance d’armes les personnes, bien, navires, debtes et marchandises » des Portugais, « en quelque part et lieu qu’il les puisse trouver, terres et pays de notre obéissance ou autres ».

Cette participation des capitaines d’Ango à la course aurait pu être pour Patrick Boucheron l’occasion de faire effectuer aux convives du Banquet du Livre de Varengeville un saut dans le temps de presque 400 ans, celle de leur décrire le séjour qu’André Breton fit en 1927 au manoir d’Ango, qu’il mentionne, dans une notice autographe que le collectionneur belge René Gaffé lui avait demandé pour enrichir son exemplaire de Nadja, et où il raconte la genèse du livre : « Les deux première parties de Nadja ont été écrites au mois d’août 1927 à Varengeville-sur-mer. J’étais, à cette époque, le seul locataire du manoir d’Ango, ancien repaire de corsaires aménagé en hostellerie. »

Le manoir figure d’ailleurs dans Nadja. Extrait« Je prendrai pour point de départ l’Hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, où j’habitais vers 1918, et pour étape le Manoir d’Ango à Varengeville-sur-Mer, où je me trouve en août 1927 toujours le même décidément, le Manoir d’Ango où l’on m’a offert de me tenir, quand je voudrais ne pas être dérangé, dans une cahute masquée artificiellement de broussailles, à la lisière d’un bois, où d’où je pourrais, tout en m’occupant par ailleurs à mon gré, chasser au grand-duc. (Était-il possible qu’il en fût autrement, dès lors que je voulais écrire Nadja?) »

Tandis que Breton séjourne au manoir d’Ango, Nadja, qui s’appelle  en réalité Leona Delcourt, internée en urgence quelques mois après leur rupture, a été transférée dans l’asile de Perray-Vaucluse. Elle demeurera enfermée jusqu’à sa mort survenue,  comme celle de dizaines de milliers d’internés en psychiatrie, pendant la seconde guerre mondiale, probablement d’une épidémie de typhus aggravée par la faim. Jamais Breton ne lui rendit visite.

Caché dans la maison des fous

Un autre membre du mouvement surréaliste, Paul Eluard, fit, lui aussi, un séjour prolongé dans un asile pendant cette guerre, non pour s’y faire soigner, mais pour s’y cacher avec sa femme Nush . Didier Daeninckx, invité du Banquet du Livre de Lagrasse, fait figurer le couple dans son livre,  « Caché dans la maison des fous ».

Cette maison des fous c’est l’hôpital de St Alban, en Lozère, où Lucien Bonnafé et François Tosquelles, médecins et résistants, se rencontrent en 1940.

“Saint-Alban fut un miracle, une incroyable ouverture à l’autre, dans un des endroits les plus reculés – ou abrités – de France. C’était l’idée qu’il fallait soigner l’asile autant que les personnes qui le fréquentent. C’était l’idée que «sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît». En 1941, François Tosquelles a beau n’avoir que 29 ans, il a un passé impressionnant de psychiatre qui a monté pendant les années de guerre civile des dispensaires sur le front, où il se servait des prostituées comme personnel soignant. Et quand il débarque à Saint-Alban, il n’a pas la tête dans les étoiles. Surgit une urgence : la faim. Dès 1940, apparaissent en effet des difficultés de ravitaillement. Et ce sont près de 2 000 personnes qu’il faut nourrir. Tosquelles ne se trompe pas d’urgence : tous les valides sont mobilisés. Dans cette région agricole mais isolée, les malades vont alors sortir, assurer le jardinage, le ramassage de pommes de pin, de champignons. Des liens se créent. A l’intérieur de l’asile, les femmes font des travaux de couture, de filage et de tricotage pour les paysans du village : ils servent de troc contre des produits alimentaires introuvables, dont le beurre. Et ce n’est pas tout : les malades échangent la ration alcoolique qui leur est octroyée contre des pommes de terre. De ce fait, Saint-Alban est l’hôpital psychiatrique français qui a compté le moins de décès dus à la famine. En France, 40 000 malades mentaux sont morts de faim entre 1940 et 1944.” – Libération – 19 juin 2015

St Alban fut l’un des lieux ou s’inventa ce que l’on a appelé plus tard la psychothérapie institutionnelle, et fut aussi le lieu où Eluard rencontre Auguste Forestier, interné de puis des années, qui réalise des sculptures en matériaux de récupération. La découverte chez Eluard de trois de ces sculptures par Jean Dubuffet le conduit à rendre visite à Forestier à  Saint Alban, alors qu’il commence à constituer sa collection d’art brut.

Une histoire mondiale de Lagrasse

Loin de la mer, dans les collines douces des Corbières, au milieu des vignes, dans un paysage qui rappelle la Toscane avec ses bouquets de cyprès, le village médiéval de Lagrasse se déploie inégalement sur les rives de l’Orbieu. Rive gauche, l’Abbaye, et un tout petit nombre de maisons.

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Rive droite, l’un des “plus beaux villages de France” : halle, église, mairie, poste, restaurants, cafés et commerces, ruelles aux pavés inégaux, murs surmontés de feuillages. La rivière, paresseuse, est ralentie en amont, suffisamment pour que la baignade y soit aisée. Mais il est possible de se baigner en aval aussi, près du vieux pont, sous le regard lointain des touristes qui le franchissent à tout moment de la journée. Un ancêtre apache aurait-il pu nommer ce lieu : « Les rives s’abaissent légèrement et la rivière est calme » ?

Orbieu

Le petit cloître de l’abbaye, sur la rive gauche de l’Orbieu, n’est pas suffisamment grand pour accueillir en sécurité l’auditoire toujours plus nombreux venu écouter l’historien Patrick Boucheron, devenu un habitué du Banquet du Livre de Lagrasse, tout comme Jean-Claude Milner, René Levy, Gilles Hanus. Il tournait en nous parlant,  l’an dernier, autour de l’arbre du cloître.boucheron-cloitre-optim

C’est sous la halle du village que Patrick Boucheron a esquissé cette année ce qu’il a nommé malicieusement «une histoire mondiale de Lagrasse », se donnant pour projet de « documenter le village de Lagrasse comme on documente un village du Ghana. » Il trace avec ses pas des cercles sous la halle, afin que chacun à son tour puisse mieux l’entendre et grimper dans le manège érudit et joyeux qui ouvre les curiosités, questionne et parfois exhorte.

Il est question dans l’extrait qui précède de Louis-Sébastien Mercier, l’auteur de l’An 2440, mais au fil des cinq interventions de Boucheron nous croiserons aussi Barthes, Thomas Mann, Al-Mutanabbi, Achille Mbembe, Jean-Noël Retières, Kracauer, Le Roman de Renart, Ptolémée, Ibn Battûta, Jean-Pierre Vernant,  la Chanson de Roland, Georges Duby, Grégoire de Tours, Pierre Michon, François-Xavier Fauvelle, Vasco de Gamma, Al Idrissi, Umberto Eco, Erasme, Guillaume Budé, Louis Marin, Michel Butor,  Jean Turc, Charles Cros et ses frères, Pierre Senges,  Emanuele Coccia et j’en oublie.

Le lendemain du dernier jour du Banquet, je m’éveille très tôt, avant l’aube. Je me glisse dans la nuit fraîche, passe le Pont-Vieux, tourne à gauche vers l’abbaye.

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De loin me parviennent des éclats de voix. Je m’approche. Sous la tente, pleine hier soir lorsque a commencé la Nuit de l’Iliade, une quinzaine de personnes est toujours là pour écouter les lecteurs qui se succèdent toutes les dix minutes. Je prends place et me laisse bercer par le texte. C’est au tour de Mathieu Potte-Bonneville de poursuivre le récit.  Pris dans l’action, il pousse un cri qui en réveille quelques uns. Patrocle va-t-il convaincre Achille de lui laisser emprunter ses armes pour aller combattre les Troyens qui menacent de mettre le feu à leurs navires ? Un coq chante. Patrocle n’en a plus pour longtemps. Le soleil se lève.

Le Dernier Arrivé Dans l’Immeuble

Certains ont emménagé alors que le chantier s’achevait tout juste, il y a plus de vingt ans. D’autres viennent à peine d’arriver, qui approchent d’encore loin la quarantaine, et dont les enfants courent autour des tables dressées dans la cour de l’immeuble à l’occasion de la fête des voisins, chargées de cakes aux herbes, de salades de pâtes, de tartes au chèvre et aux épinards et de vins dont certains mériteraient mieux que des gobelets en plastique.

Le Dernier Arrivé Dans l’Immeuble est aussi le seul qui a grandi dans le quartier, aussi les souvenirs qu’il en a sont plus anciens que ceux des vétérans. Il leur raconte avoir joué au foot, enfant, dans le terrain vague qui se tenait à l’emplacement actuel de la BNF, et avoir été élève à l’école maternelle du 90, boulevard Vincent Auriol, celle qui vient d’être détruite.

C’était alors un bâtiment qui étonnait par son allure d’école de village, entouré de verdure, avec la mention  “la maternelle” curieusement inscrite en demi-cercle sur sa façade.

L’été dernier, l’école vouée à la démolition a été investie par le street artist Zdey et des jeunes accompagnés par une association d’aide aux adolescents. On connaît l’intérêt de la mairie du treizième arrondissement pour le street art.

À chaque fois qu’émerge un projet d’aménagement, on trouve des Parisiens pour se mobiliser afin de préserver en l’état les lieux qu’ils ont toujours connus. La nostalgie des temps anciens associée à une certaine idée du beau conduit nombre d’entre eux à s’indigner dès l’annonce d’un nouveau chantier. Pour la maternelle du boulevard Vincent Auriol, cela n’a pas manqué : des habitants se sont élevés contre le projet de démolition, puis ont protesté contre les travaux d’aménagement projetés,  jugeant que le processus de concertation qui a accompagné la programmation de la parcelle de l’école détruite était insatisfaisant. Un concours a cependant été lancé, gagné par LA Architectures, et les travaux ont commencé.

Sans doute quelques Parisiens ont-ils aussi protesté, en 1907,  lors du montage des portiques impressionnants des frères Beriot, constructeurs, au moment des travaux du métro aérien sur ce même boulevard, alors nommé boulevard de la Gare. Le métro aérien, aujourd’hui célébré au cinéma, en photo, dans la publicité, emblématique du paysage parisien, a dû en choquer plus d’un, qui craignait de ne plus reconnaître son boulevard, qui trouvait laid cet enchevêtrement de métal.

métro en construction

Les  700 premiers occupants des postes de travail de la Station F qui s’installe à deux pas, dans la Halle Freyssinet rénovée, arrivent en ce début juillet. L’impact de certaines des activités de dizaines de start-up attendues, notamment dans le domaine de l’intelligence artificielle, est moins spectaculaire mais aussi tangible que celui des grands  travaux de l’ère industrielle. On leur souhaite la réussite, une réussite éclairée, et non le type de réussite qui a mené aux pires errements les dirigeants adeptes de la “culture bro” dans la Silicon Valley. Il appartient à tous de se sentir aussi concernés par l’urbanisme invisible du monde des réseaux que par celui des aménagements de l’espace urbain.

photo Patrick Tourneboeuf

Il commence a faire sombre dans la cour. On a allumé des bougies. La conversation roule sur l’inauguration, la veille, du gigantesque campus de start-up.  Quelques uns ont vu passer le convoi présidentiel, d’autres ont écouté à la radio le discours de Roxane Varza, sa directrice, et celui du président.

Le Dernier Arrivé Dans l’Immeuble, qui a grandi dans le quartier, qui a fréquenté la mignonne école maternelle entourée de verdure, qui a joué au foot à l’emplacement actuel des quatre tours de la BNF, vivra-t-il toujours ici quand ses enfants auront grandi ? Pourra-t-il accueillir à son tour les nouveaux arrivants lors d’une fête des voisins ? Ou bien aura-t-il été contraint de partir s’installer loin d’un quartier gentrifié,  dont les logements ne seront désormais plus accessibles qu’aux premiers employés de quelques licornes ?

Toutes les villes

(commencer la lecture au 1er épisode)

Toutes les villes sont dorées au coucher du soleil, dit Thomas à Tarek.

Il y a trop de monde sur la terrasse de la Tate Modern, trop de gens qui pointent du doigt le dôme de la cathédrale Saint Paul, photographient le walkie-talkie, le cornichon ou l’esquille, ou bien se laissent aller à scruter l’intérieur des appartements de luxe dans la tour d’habitations qui jouxte le musée.

Salma est arrivée hier soir, avec Bodil, qui va passer deux jours à Londres avant de rejoindre Stockholm. Tu vois, a-t-elle dit à son frère venu la chercher à Heathrow, finalement, c’est moi qui suis venue.

Salma et Bodil sont hébergées chez Tarek, dans l’appartement où Thomas habite aussi depuis bientôt un an. Lundi, quand Bodil sera partie, Salma ira passer quelques jours avec sa mère à Hedgerley. Bodil les a convaincus de l’accompagner à la Tate Modern. “Il y a ce Français, Philippe Parreno, que je ne veux pas rater. Peut-être que vous le connaissez, il avait co-réalisé un film sur Zidane, en 2005, qui s’appelle “Zidane, un portrait du 21e siècle“. C’est plus une installation, en fait, qui transforme la Tate elle-même en un organisme vivant, qui se reconfigure selon le temps qu’il fait , les gens qui sont là, dont l’éclairage se modifie, le son évolue,  les cloisons se déplacent.” L’enthousiasme de Bodil était communicatif,  sa description plutôt hermétique, et cela les a décidé tous les trois à la suivre.

Lorsqu’ils sont arrivés dans la salle des machines (Turbine Hall), dont la pente descendante rappelle celle qui semble aspirer les visiteurs vers le Centre Pompidou à Paris, ils ont été saisis par l’immensité du lieu  que beaucoup d’enfants apprivoisaient en se laissant rouler, allongés au sol, vers le fond de la salle. Salma et Bodil les ont imité aussitôt, remontant comme eux plusieurs fois la pente pour recommencer à la dérouler. Elles ont ensuite retrouvé Thomas et Tarek derrière de grands panneaux blancs.

Allongés par terre, la tête de l’un posée sur le ventre de l’autre, enroulés dans une couverture, ils semblaient subjugués par un long plan très rapproché de la tête d’un céphalopode. Salma s’est assise, Bodil est restée debout, toutes deux immédiatement absorbées par les images. Leur histoire a chacun suspendue, comme les panneaux blancs, comme les haut parleurs, leurs pensées de plus en plus espacées, discontinues, leur esprit s’est mis à accueillir paisiblement l’inattendu des images et des sons. Aucun d’entre eux n’aurait pu préciser comment, mais la proximité d’inconnus allongés et assis autour d’eux participait à leur état de  légère transe.

Tarek a voulu monter sur la terrasse avant la nuit. Thomas connaissait son goût pour les vues panoramiques : Tarek l’avait emmené au sommet des principaux buildings, qui presque tous ouvraient l’un de leurs derniers étages au public. Ils avaient passé des heures à tenter d’identifier des bâtiments, à observer le miroitement de la Tamise, les flux de voitures et d’autobus, les piétons de la taille de fourmis s’affairant dans la City, la course des nuages au dessus des entrepôts et des routes.

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Peindre à l’aquarelle

(commencer la lecture au 1er épisode)

Ici, mon père se serait installé pour peindre une aquarelle, pense Tarek, et il aimerait pouvoir dire cela à quelqu’un qui se souviendrait comme lui de l’aquarelle encadrée dans l’entrée de la grande maison de Hedgerley, une vue du bassin d’Arcachon. Une vibration dans sa poche : un appel de sa sœur. Comment a-t-elle deviné son état d’esprit depuis la cafeteria du musée de Brooklyn qu’elle visite avec Bodil ?

– Salma ? Non, pas du tout, je suis en vacances. J’ai fermé Bricklane après les fêtes, une semaine. Oui, en France, au Vieux Boucau, avec Tom.

Thomas et lui se sont relayés pour conduire le camping car et ont roulé jusqu’à ce spot de surf au nord de Bayonne, une petite station pratiquement déserte en ce mois de janvier.

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– Il y a aussi un lac marin. Tu te rappelles le bassin d’Arcachon ? Ça y ressemble un peu, en bien plus petit, bien plus calme aussi.

Salma n’a pas oublié le nom de la ville balnéaire où ils ont séjourné en France il y a cinq ans, des vacances que leur leur mère a commence à organiser dès qu’elle apprend qu’il ne reste à son mari que quelques mois à vivre. Lui le sait aussi. Tarek et Salma l’ignorent, mais la vue de leur Babba amaigri et la gaieté inhabituelle de leur mère font qu’ils acceptent sans hésiter de partir avec leurs parents.

Tarek se revoit, assis sur une barque retournée auprès de son père qui flotte dans sa chemise à carreaux, quémandant une feuille et un pinceau, et imitant le mieux possible ses gestes. En deux minutes toutes ses couleurs se mélangent et la feuille se met à gondoler. Son père ne le regarde pas, ne lui explique rien, il se contente de poser tranquillement ses lavis en chantant à mi-voix un célèbre Ghazal de Ghumal Ali. Passe une bandes de jeunes Bordelais vêtus de vareuses délavées, portant un canot pneumatique. L’un d’eux tend un flyer à Tarek, l’annonce d’un concert au Pyla le soir même. Vers minuit,  le frère et la sœur sortent sans bruit de la villa et retrouvent toute la bande au Lux. Ils dansent jusqu’à la fermeture, et regagnent leurs chambres juste avant le réveil des parents.

Dès leur retour à Londres, Tarek commence son apprentissage au salon avec un employé de son père, et suit des cours de gestion le soir. Salma prépare le concours d’entrée à la London Academy of Music and Dramatic Arts. La maladie accorde alors un répit à leur père. Il peut se réjouir du plaisir que sa femme éprouve lorsqu’elle aide Salma en lui donnant la réplique. La maison résonne de scènes de Pinter, de Bond, de Stoppard. Il verra aussi sa fille interpréter le rôle de la toute jeune Thomasina Coverly dans Arcadia pour le spectacle de fin de semestre à la LAMDA. Tarek travaille déjà dans le salon de Bricklane d’où il gère les quatre autres.

La voix de Salma parait aussi proche que si elle était debout sur la plage à côté de lui. – Viens me voir bientôt, Tarek. Viens avec Tom. On ira à Coney Island.

Tarek promet, raccroche, branche ses écouteurs, et accélère le pas pour rattraper Thomas qui se dirige vers l’océan.

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Bodil et Salma

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Salma partage un minuscule deux pièces dans la 28ème rue, juste au dessus du marché au fleurs, avec Bodil, qu’elle a rencontrée à l’auberge de jeunesse lorsqu’elle est arrivée à New York. Bodil travaille dans un Nail Spa. La manucure , c’est “just for food”, dit Bodil, qui passe tout son temps libre à peindre des oiseaux. “Ils me font un peu peur, tes oiseaux.” C’est tout ce que Selma a pu lui dire le soir du vernissage de son exposition. Bodil l’a regardée avec son air suédois – incompréhension sans hostilité. Le week-end elles courent ensemble, rejoignant Central Park en métro avant de s’élancer dans les allées, évitant les chiens et  les poussettes, Salma dans son vieux pantalon de jogging, Bodil en short et débardeur fluo.

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Un dimanche, Selma , qui sort du métro avec Bodil, aperçoit Kate. Elle reconnaît de loin son professeur de “Voice and Speech” à la Julliard School et s’approche pour la saluer, mais celle-ci a déjà rejoint en courant l’entrée du parc, comme aspirée par les allées. Kate, trois fois par semaine, apprend à respirer et à poser leur voix aux étudiants de première année.

Récemment arrivée de la banlieue de Londres, éberluée d’avoir obtenu sa bourse, Salma est aussi impressionnée qu’excitée par New York. Il lui semble toujours, au bout de plusieurs mois, que la ville risque de disparaître d’un simple appui sur une touche de la télécommande. Kate elle-même semble tout droit sortie d’une série : sa cordialité, ses jambes musclées, son regard direct, le mini dragon tatoué sur son épaule gauche, sa ferme conviction que tous les élèves vont réussir de belles carrières s’ils font régulièrement les exercices vocaux qu’elle leur prescrit. Kate court tête nue, sans écouteurs, légèrement plus vite que son étudiante qui la voit s’éloigner progressivement.

Tandis que Salma ajuste la cadence de sa course sur la pulsation de Renaissance Girl, elle serait à peine surprise si un metteur en scène surgissait de derrière les buissons pour lui demander de refaire la prise. Bodil, elle, court en écoutant Le tour d’écrou de Henry James. Elle lui a assuré que ce sentiment d’irréalité allait disparaitre au bout de quelques mois. Mais comment croire quelqu’un qui écoute des livres ?

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La femme à la bicyclette de De Kooning

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Avant de partir pour le bar de Meatpackers où elle doit tourner toute la matinée, Salma appelle Tarek à Londres. Elle l’aurait parié : il se consume déjà pour le jeune type qu’il a engagé la semaine précédente dans son salon de Bricklane. Elle lui réclame une photo et lui donne quelques conseils de séduction.
Rien n’est fini d’installer lorsqu’elle arrive devant le Bar Naná, et Craig n’est pas encore là. David lui fait signe d’attendre qu’il en ait fini avec ses coups de fil. Les autres déroulent leurs câbles. Elle n’a plus qu’à trouver un coin tranquille et réviser son texte.

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Au bout de la rue, le Bubbys accueille déjà quelques touristes descendus de la High-line, qui font une pause avant d’attaquer le Whitney Museum.
Installée près de le fenêtre, Salma parcourt les quelques répliques qu’elle doit mémoriser. Ce matin, elle doit croiser  Gilles, l’autre personnage principal, pile devant le bar où il se sont rencontrés la première fois. Gilles, en principe, est en prison et n’a aucune raison de se trouver là. Salma s’exerce à jouer l’étonnement,  à lever les sourcils et hocher la tête, plusieurs fois. Il va l’entraîner dans le bar, bien qu’elle ne cesse de répéter qu’elle n’a pas le temps, que c’est impossible. Mais ce Gilles sait ce qu’il veut, et son personnage à elle est encore une fois une nunuche à qui elle filerait bien une paire de claques.

Elle a chaud. Le soleil tape à travers la vitre, directement sur son épaule. Elle se souvient de ce De Kooning, au Whitney Museum, une de ses “women”, “Woman and Bicycle“. Elle revoit cette femme des années 50, rouge et jaune, avec ses seins énormes et ses fesses rebondies, son sourire bizarrement doublé d’un autre sourire en guise de collier. Voilà. Plutôt que de hocher la tête et écarquiller les yeux lorsqu’elle apercevra cet abruti, sourire d’un grand sourire carnassier, comme la femme à la bicyclette de De Kooning.

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Premier client

Lorsque Tarek lui a dit oui pour le boulot, lorsqu’il lui a dit tu commences lundi, Thomas a appelé son père en sortant du salon, il pleurait au téléphone et celui-ci a cru que son fils s’était encore attiré des ennuis. Il a fini par comprendre que cette fois ça y était, il avait trouvé un job, un vrai, payé, pas un stage, pas un remplacement, pas un intérim, pas un dépannage, non, un travail, tu commences lundi, et il s’est mis à pleurer lui aussi. Pourtant, il n’avait guère apprécié que Thomas décide d’entrer à l’école de coiffure. Thomas s’était exercé dès l’enfance au métier des ses rêves, d’abord avec les poupées de Patricia, puis avec Patricia elle-même lorsqu’elle eut treize ans et entama sa période gothique. Elle lui montrait sur internet les filles auxquelles elle souhaitait ressembler , et il réussit si bien à imiter les coupes et les couleurs que toutes ses amies voulurent qu’il les coiffe elles aussi.

Tarek est venu témoigner à la journée “mais que sont-ils devenus ?” à l’école de coiffure, moins de deux ans après l’avoir quittée diplôme en poche. Thomas a conservé ensuite soigneusement la carte de visite de son salon pour hommes de Bricklane que le coiffeur a distribuée aux élèves après son intervention. Lorsque Thomas se présente un matin, deux mois plus tard, le salon est sans dessus dessous. Tarek a dégagé complètement le mur à l’arrière et, assis dans l’un des fauteuils destinés aux clients, observe en buvant son thé l’homme en train de réaliser à l’aide de bombes aérosol ce qui semble être un paysage fluvial au coucher du soleil.

L’odeur de peinture est encore forte le lundi suivant, alors que Thomas aide Tarek à remettre tout en place avant l’arrivée du premier client. Ils achèvent de disposer les blouses sur le dossier des fauteuils quand s’ouvre la porte d’entrée. Thomas est si soucieux de bien faire qu’il continue de s’empresser au fond du salon, laissant Tarek accueillir le client et lui proposer un café, avant de sortir en lui jetant un désinvolte “tu t’en charges”.

Apercevant enfin dans le miroir qui leur fait face à tous les deux le visage de son père, Thomas s’efforce de sourire à leur double reflet. Pour la première fois, il prend conscience de leur ressemblance. Les mèches grises tombent sur le carrelage. La radio passe une chanson de Bachar Mal-Khalifé. Le temps semble suspendu, et jamais Thomas ne s’est senti aussi triste, aussi vulnérable.

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Peggy et Nelly

Peggy s’ennuie aujourd’hui. Debout derrière le Calder elle regarde sans le voir le va-et-vient des embarcations sur le Grand Canal. Nelly est repartie hier vers une solitude qui ressemble à la sienne. Peggy pense à la maison de Nelly, à son magnifique inconfort. Nelly ne semble pas souffrir d’habiter cette maison-atelier de Meudon,Théo n’a vécu que quelques semaines, avant d’aller mourir à Davos. Vaut-il mieux habiter dans un manifeste du mouvement De Stijl ou dans un palais vénitien inachevé ? Herbert prétend que Peggy a choisi de vivre au bord de l’eau en hommage à son père, cet homme volage qui mourut noyé.

197px-RMS_Titanic_3Elle avait quatorze ans et se trouvait déjà  bien laide, lorsqu’il embarqua sur le Titanic au bras de sa dernière conquête, somptueuse comme l’étaient toutes ses maîtresses. Et il n’a plus alors été question, dans la vie de Peggy, que de beauté.

Non de la sienne, non de celle de ses amants ni de celle de ses amantes. Seule comptera la beauté des œuvres d’art. Rien ne l’émeut plus que les gestes de Pollock, qu’elle a observé au travail dans son atelier le mois dernier. Rien n’est plus important que les consignes précises que lui a adressées Rothko pour l’accrochage de l’œuvre sur papier qu’elle lui a acheté. Et il n’existe rien de plus captivant que la bataille que se livrent  les couleurs du de Kooning qu’elle a reçu hier, ce jaune qui mange le bleu et lutte contre le brun.

La vigueur de ces jeunes américains l’enchante, tout comme leur indifférence aux cris des critiques.

–  André, et toi, Max, me voici bien loin de vos souvenirs soigneusement contrôlés et de vos rêves inventés.

Peggy a parlé tout haut, mais sa phrase est emportée par une brise venue du Lido. Elle croise les bras, agrippe les bords de son châle, siffle les trois chiens, contourne le cavalier nu, et rentre dans son palais.

 

 

 

 

machines à habiter

Habiter quelques années dans une tour permet de constater que l’on n’y éprouve pas nécessairement le sentiment désagréable de vivre dans l’une des petites cases qui en rythment la façade. Passée la porte de son appartement, cette idée s’évanouit. La lumière, l’absence de vis à vis, la beauté de la vue compensent largement la dépendance envers l’ascenseur ainsi que la traversée obligatoire d’un couloir intérieur souvent sans charme pour y accéder.

De même que l’on s’efforce en vain de trouver différents modèles de carte postales à envoyer à ses amis lorsque l’on voyage, alors que chacun n’en recevra qu’une et qu’on pourrait sans dommage envoyer la même à tous, le fait que les appartements dans les grands ensembles soient identiques entre eux semble n’avoir aucune importance : n’habitant qu’un appartement à la fois, cette similarité ne devrait avoir aucun impact sur la satisfaction des habitants.

 

 

La répétition à l’identique et l’uniformité ne sont d’ailleurs pas l’apanage de l’habitat collectif. Cela vaut la peine d’aller jeter un coup d’œil sur le site du photographe Christophe Gielen, et d’y découvrir les photographies aériennes d’immenses zones pavillonnaires américaines.

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On peut aussi faire un tour dans la banlieue parisienne avec Google Maps.

Que se passe-t-il lorsque les architectes décident, en construisant un immeuble, que celui-ci ne contiendra pas deux appartements semblables ? Est-ce que le fait de savoir  que l’immeuble où ils vivent contient des appartements tous différents change quelque chose à l’expérience que les habitants ont de leur logement ? Les liens tissés entre les habitants de l’un de ces immeubles leur ont permis de vérifier la réalité de cette singularité de chaque appartement. Ils ont régulièrement l’occasion d’entrer les uns chez les autres : ici, la cuisine communique avec le salon ; là, une petite terrasse donne sur la cour intérieure, au cinquième droite, les chambres des enfants communiquent entre elles.

D’un point de vue fonctionnel, il importe peu que tous les appartements d’un immeuble soient uniques. Le résultat de cet effort pourrait demeurer anecdotique. Seulement, le fait de savoir que la portion d’espace qui accueille notre quotidien n’est pas interchangeable a une grande importance, et celle-ci est d’ordre symbolique. Et cette importance me semble en relation avec le processus d’individuation dont parle la philosophe Cynthia Fleury. Cela nous aide à nous considérer chacun comme un être irremplaçable, non dans le sens orgueilleux d’une performance individuelle particulière qui nous donnerait une valeur supérieure à autrui, mais dans celui, plus modeste, nous offrant à chacun la certitude de la singularité.

Mais revenons aux cartes postales : une fois choisies les cartes, il faut ensuite trouver les quelques mots que l’on va inscrire dans la partie réservée à la correspondance. Saluons Georges Perec, qui bien avant la folie des bots, conçut un générateur d’écriture de cartes postales dont il décrit le fonctionnement très précisément dans «243 cartes postales en couleurs véritables». Antoine Denize en a tiré une séquence interactive pour son superbe CD-Rom intitulé “Machines à écrire“, publié en 1999 et réédité en 2004.

Machines à écrire,  machines à habiter : la poésie se niche dans leurs rouages, bien plus que dans ce qu’elles produisent.