Lorsqu’elle avait réussi le concours d’entrée à l’école de danse de l’Opéra, son père l’avait prise dans ses bras et avait répété mon petit rat mon petit rat et il était parti en Côte d’Ivoire en disant à sa mère : fais attention au petit rat,  j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. La dernière fois que Marie l’avait vu c’était place de l’Étoile, un 14 juillet. Il défilait en uniforme. Du haut de ses onze ans, elle trouva remarquable la régularité et la précision du pas cadencé de son régiment, jugeant cependant  l’ensemble un peu raide et monotone.

Son père fut tué à Bouaké quelques semaines plus tard. Sa mère fit bien attention à Marie pendant environ un an, puis elle décida que le petit rat était assez grand pour se débrouiller seul, et partit au Brésil avec le mari de Madame Mozenna, leur voisine.

Madame Mozenna accueillit le petit rat chez elle et fit toutes les démarches pour qu’elle devienne pupille de la nation. Des heures et des heures d’un travail acharné, l’affection de Madame Mozenna, le soutien financier de la nation et surtout son talent permirent au petit rat de devenir première danseuse.

Un soir de mars, Marie franchit la barrière du métro à Chevaleret, effleurant à peine la borne avec sa carte magnétique. Elle se dirigea vers l’escalator direction Étoile. Ses bras se tenaient tranquilles et détendus, le long de son corps, et n’imitaient pas le battement d’ailes d’un cygne. Pas un instant elle ne songea à monter sur les pointes.  Ni pas chassé, ni saut de biche, aucune arabesque. Ses cheveux flottaient autour de son visage, et nul trait de khôl ne soulignait son regard. La danseuse changea place d’Italie, direction Bobigny et descendit à Bastille.

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Les couloirs et les loges de l’Opéra bruissaient de chuchotements : à l’issue de la générale devaient être annoncées les nominations des danseurs et danseuses étoiles. Marie dansa parfaitement, elle dansa pour son père disparu, elle dansa pour sa mère en fuite, elle dansa pour Mme Mozenna assise au premier rang de l’orchestre, elle dansa pour le petit rat qu’elle avait été, elle dansa pour tous les petits rats.

Et c’est ainsi que Marie, pupille de la nation, devint danseuse étoile.

(Ouf !)

 

 

 

 

 

 

 

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