Pas du tout comme ça

La plage de Capbreton ne ressemble pas du tout à cette image. Le rouleau que forme la vague ne s’incurve pas ainsi. Il est impossible de voir à la fois la plateforme d’atterrissage pour les hélicoptères et la jetée reconstruite après la tempête au bout de la plage de Capbreton.

La plage de Capbreton n’est pas du tout comme ça, pas du tout, dans mon souvenir, ni dans celui de la femme au bonnet rouge qui écrit son nom sur le sable.  Pas plus qu’elle je ne saurais dire comment est la plage de Capbreton : il vaut mieux poser la question au jeune garçon qui a grimpé sur l’un des blockhaus qui se délitent là-bas, ou aux surfeurs qui rentrent pieds nus, leur planche sous le bras.

Nous ne nous sommes pas assis ensemble sur la plage de Capbreton et je n’ai pas perdu une boucle d’oreille dans le sable de la plage de Capbreton. Tu n’as pas bousculé les promeneurs pour me rejoindre au bout de la jetée, tu n’as jamais eu peur, jamais tu n’as hurlé : « surtout ne bouge pas, ne bouge pas du tout ! ».

Tu dis qu’il faisait beau ce jour-là sur la plage de Capbreton, mais je sais bien qu’il pleuvait. Depuis, il ne cesse de pleuvoir, mais quand donc cette pluie va-t-elle s’arrêter ?

toucher le ciel

Certains prés en pente douce vous donnent l’impression que, si vous marchez assez longtemps vers leur sommet, vous arriverez à toucher le ciel. Tous les prés ainsi légèrement penchés et bordés d’un bois sont en réalité des répliques de ce pré où nous avons joué enfants, avec tant de sérieux. Armés d’arcs et de flèches invisibles, nous marchions en file indienne, longeant la futaie, le plus silencieusement possible. Nous avions nos noms d’indiens, secrets, que je ne peux révéler, même après tout ce temps. L’hiver était rude, la terre gelée, l’herbe blanche de givre craquait sous nos bottes. Le froid mordait nos joues peinturlurées, et nous visions les corbeaux qui s’envolaient à notre approche. Nous ne nous amusions pas : nous étions des indiens partis chasser et nos gestes étaient parfaits. Nos visages devaient demeurer impassibles, nos regards se perdre dans le lointain. Nous ne parlions guère : nous étions si fiers, si mystérieux.

Certaines sensations sont pour toujours attachées à ces instants d’enfance : l’essoufflement après une course, le bruit que font mes pas dans un sous-bois, le froid glacial sur mon visage.

Rupture à la BNF

Il l’avait vue arriver de loin, pédalant sur l’avenue de France pratiquement déserte à cette heure-là, son sac en bandoulière, et il avait pensé : mais pourquoi ne le met-elle pas dans le panier devant le guidon ? Plus tard, ils passèrent sous la passerelle du cinéma, sachant qu’il valait mieux éviter la librairie, ils n’avaient ni l’un ni l’autre les moyens de s’acheter des livres, et tous les livres dont ils avaient besoin n’étaient-ils pas accessibles en bas, dans le silence de la bibliothèque ? S’aventurant ensemble sur l’esplanade, ils furent éblouis en même temps par un éclat de soleil renvoyé par la façade de la Tour des Lois. Ils marchaient côte à côte, sans parler, sans se toucher, et tandis qu’ils s’approchaient des marches surplombant les pins du jardin central, ils firent dévier leurs pas vers la gauche pour contourner le trou, puis s’arrêtèrent en haut de l’immense escalier qui surplombait la Seine.

Apercevant les poutres bleues du POPB, elle pensa à ce concert de Coldplay où ils étaient allés ensemble, le soir de leur rencontre à l’auto-école. Après les dernières notes de guitare de Chris Martin, ils avaient marché le long du fleuve, jusqu’à ce moment de la nuit où leurs paroles avaient semblé planer au-dessus de l’eau.

Assise auprès de lui en haut des marches, elle sentait derrière eux la présence des tours remplies de livres. Lui regardait la Seine. Il se souvenait du flot de mots qu’ils avaient échangé la nuit précédente. Les mots entre eux depuis ce concert, trois ans auparavant, avaient été doux, puis moins doux, puis avaient pris un goût amer, et, depuis quelques mois, carrément infect. Il ne se demandait pas comment : la réponse n’avait plus aucune importance. Rien ne pourrait désormais la faire changer d’avis, la retenir auprès de lui.

Elle pouvait bien poser son bras sur son épaule, tout était fini, il le savait.

Façade sans mode d’emploi

Certaines façades à Paris n’ont rien de remarquable, et il faut un matin ensoleillé et un compte Instagram pour avoir envie de s’arrêter devant l’une d’entre elles pour prendre une photo. Pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Façade

L’immeuble est modeste, les fenêtres banales, le bac du géranium semblable à tant d’autres. Seulement, l’ombre du rebord des fenêtres dessine des trapèzes inattendus sous chacune d’entre elles et la texture lisse et la couleur claire du mur dissimulent quantité d’images qui ne demandent qu’à surgir : la botte de poireaux qui dépasse du cabas de la dame du second, tandis qu’elle monte  lentement les escaliers, trop lentement au goût de Paolo qui rentre de l’école son cartable sur le dos, impatient de le déposer dans l’entrée et de ressortir jouer au foot avec son cousin. Devant la porte du deux pièces situé au troisième, une petite foule. C’est que l’agence immobilière à qui la fille de la propriétaire, décédée il y a trois mois, à confié la location de l’appartement commence les visites aujourd’hui. Les bavardages de ses potentiels futurs voisins distraient la toute jeune étudiante, arrivée de Poitiers en septembre, qui occupe le studio situé en face. C’est elle qui habite derrière la  fenêtre ornée d’un géranium. Elle oublie d’ailleurs si souvent de l’arroser qu’il n’a survécu jusqu’à présent que grâce à la météo pluvieuse de cet automne.  Elle ne s’occupe pas beaucoup mieux d’elle-même, ne s’éloignant de sa table de travail que pour aller suivre ses cours de khâgne à Henri IV, et acheter au Franprix d’en bas de minces tranches de jambon qui racornissent dans son mini frigo.

Cela pourrait se poursuivre à l’infini, ces instantanés de la vie de personnages susceptibles d’habiter ou d’avoir habité dans cet immeuble.  Il faut un Georges Perec pour échafauder à partir du problème du cavalier,  et selon bien d’autres procédés complexes,  les règles de son roman La vie mode d’emploi qui tout entier se déroule derrière la façade d’un immeuble parisien.

Georges Perec en parle avec Viviane Forrester, (qui plus tard écrira l’horreur économique) dans cette émission du 22 mars 1976 :

La rêverie se déclenche-t-elle plus facilement devant un immeuble de ce type, qui dissimule plus qu’il ne révèle, que devant un autre  composée  de larges baies vitrées, qui exposent plus largement aux regards des passants les gestes de la vie privée de parfaits inconnus ? Je ne sais pas. On peut tout aussi bien rêver au destin de ceux avec qui l’on partage, le temps de quelques stations, une rame de métro, ou bien à la vie de ceux dont on ne connait que les photos qu’ils postent sur Instagram.

défaire le mur

Derrière le mur qui longe la rue du Chevaleret, les trains viennent buter sur la gare d’Austerlitz, sauf le RER C, qui continue son chemin le long de la Seine. La Halle Freyssinet, du nom de l’ingénieur qui co-inventa le béton précontraint, attend sa rénovation.

Jusqu’à ce jour, la semaine dernière, où le mur est tombé. Lorsque je suis passée, il n’en restait plus que ce fragment, abritant une armoire électrique, ce qui lui a valu de survivre un peu plus longtemps que le reste du mur. J’étais pressée. J’aurais voulu m’arrêter pour filmer longuement la machine qui finissait son travail de démolition, profitant de cet état de grâce provisoire, avant que des palissades soient vite installées pour protéger l’espace libéré et l’accès à la halle en chantier (celui du futur “plus grand incubateur de start-ups du monde“…)  J’ai eu à peine le temps de saisir mon téléphone pour attraper au vol cette image.

freyssinet

Des années à longer ce mur, et voici que soudain,  en quelques minutes, le paysage s’ouvre, une perspective sur la série de voûtes de la Halle Freyssinet se dégage, la tête de l’immeuble peu gracieux qui abrite une antenne du Ministère des Finances se découvre. Je m’accommodais de la tristesse de ce mur, levant le nez vers le ciel et les grues qui s’agitent sans cesse autour du chantier de la Seine Rive Gauche, sans imaginer qu’il pourrait un jour, en quelques instants, en quelques coups, disparaître à jamais, et ouvrir ce paysage si familier.

Faire le mur, c’est très tentant. Parfois, le défaire, c’est encore mieux.