Suivez ce nuage

Suivez ce nuage.  Ne le laissez à aucun prix sans surveillance.

Oui, il semble inoffensif. Mais nous avons des ordres. Il y a déjà eu assez de problèmes, des dégâts considérables, voyez-vous, avec des nuages semblables à celui-là, et qu’on a laissé filer.

Ils apparaissent un matin de printemps, dans le ciel clair d’avril, au dessus des feuilles neuves des arbres du parc, et les passants ne peuvent s’empêcher de les suivre du regard. Le vent les pousse doucement, ils vont nul ne sait où, duveteux et blancs, l’air parfaitement innocent. Mais voyez comme ils sont, tissés de presque rien, dangereusement instables, beaucoup trop fragiles, comment compter sur eux ? Regardez celui-ci, regardez-le bien, puis détournez un instant le regard et observez-le ensuite à nouveau : il a changé de forme, vous voyez bien, le creux, là, est un peu plus creusé, non, vous ne trouvez pas ?

Allongés dans l’herbe, nous regardions – t’en souviens-tu petit frère ? –  les gros nuages qui roulaient si souvent dans le ciel normand, d’énormes cumulus que le vent transformait en personnages ou en animaux, inquiétants de  réalisme, à la fois proches et lointains, vrais et faux, présents et absents. Il m’était impossible de suivre la direction de ton doigt : là,  non, là, tu ne vois pas ? Non, je ne voyais pas de grosse dame chantant les yeux fermés, et toi, pourquoi ne voyais-tu pas cet ours qui s’étirait ? Ce bébé joufflu ? Cette dame à chignon ? Ce nageur victorieux ? Non, je ne voyais pas ce type à grand nez, et toi, pourquoi ne voyais-tu pas le profil de l’aviatrice ? Le chat endormi ? Le nain Grincheux ?

Oui, oui, bien sûr, je veux bien suivre ce nuage. Je n’ai jamais dit que je ne le suivrai pas. Je vais m’efforcer d’obéir aux ordres. Mais serai-je certaine qu’il s’agit bien de celui que l’on m’a désigné ? Tandis que je boutonnais mon imperméable, il a déjà changé trois fois de forme, et s’est divisé, il y a deux nuages maintenant. Lequel choisir ?

Breaking News

La vie ordinaire requiert la rêverie. Cette façade d’un immeuble devant lequel je passe très souvent, avec ses fenêtres un peu prétentieuses et ses balcons ouvragés, m’avait semblé, au moment où je la photographiais, un embrayeur possible pour un billet sur ce blog.

Mais la nouvelle de la catastrophe interrompt sans appel toute velléité de rêverie, tout projet d’écriture, même le plus modeste. Leurs vies se déroulaient en partie dans des maisons qu’ils croyaient solides, jusqu’au jour où leurs murs se sont effondrés en quelques secondes.

Ce n’est pas à cela que je pensais lorsque j’ai photographié cet immeuble hier, rue du Chevaleret, probablement l’un des immeubles les plus chics de cette rue modeste. Perchée sur la dalle qui lui fait face, tournant le dos au bâtiment conçu par l’architecte Rudy Ricciotti, je cadrais les deux arbres aux feuilles toutes neuves devant les rangées de fenêtres.

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Pendant ce temps, et je l’ignorais encore, la terre tremblait au Népal, lors d’un séisme d’une magnitude de 7,8.

Tant qu’elle se situe dans la fiction, la catastrophe est un ingrédient dont l’imagination raffole. Mais voici qu’elle survient, et avec elle un flot d’images insoutenables sur nos écrans. Dès lors, toute rêverie devient oiseuse.

S’il fallait dire quelque chose, il ne resterait peut-être que la poésie,  à qui on peut tout demander, car elle est à la langue cela-même dont il faudrait pouvoir parler aujourd’hui : un séisme.

Laurent Terzieff dit un passage de “Anabase I”de St John Perse 
Extrait de “Saint-John Perse” de Daniel Gelin et Jacques Trefouël (1982).

Tu peux toujours courir

Tu peux toujours courir
Au bord du quai des ferries
Au bout de la ville symétrique
À l’envers des flaques d’eau
Face au soleil pâle d’avril

Tu peux toujours courir
Droit, souple, élastique
Ton souffle entre et sort
Entre le balancement de tes coudes
Et glisse le long des muscles de ton dos

Tu peux toujours courir
Pensée bloquée comme un compteur
Un deux un deux petit soldat du fitness

Tu peux toujours courir
Avec tes chaussures de l’extrême
Reliées à ton bracelet
Connecté à ton téléphone
Enregistré dans les nuages

Oui
Toi aussi
Toi aussi tu peux
Toi aussi tu peux courir

Je saurai bien te retrouver.

Tourisme

Cela sentait l’herbe fraîchement coupée dans ce parc de Belem où ils s’étaient allongés, l’esprit encore agité après leur visite au Centre Culturel, par les robes encagées de Louise Bourgeois, suspendues au dessus de sphères blanches, simples et belles, enfermées comme des femmes épousées contre leur gré.

Dans l’antica pastaleria de Belem, ils avaient dégusté cette pâtisserie chaude, sucrée et craquante, issue d’une identique recette appréciée  à des milliers d’exemplaires chaque jour par des milliers de touristes, le goût de cette pâtisserie s’associerait dans sa mémoire au bruit des trains qui longent la rive du Tage, et au taxi fou roulant bien trop vite, un peu plus tard, sur les rails du tramway.

Une terrasse, Calçada do Duque, était partagée par deux restaurants, l’un infect, l’autre délicieux. Ils s’étaient assis au hasard un soir à la mauvaise table et se virent servir un poisson détestable, et étaient revenus le lendemain à la table de l’autre, et le repas, à un mètre d’écart, même rue, même vue sur le Castelo illuminé, fut délicieux. Vers minuit, ils entamèrent une conversation avec les convives de la table voisine, tandis qu’auprès d’eux on empilait déjà les tables du mauvais restaurant qui fermait plus tôt, et que les musiciens, saxophone soprane et guitariste, au numéro parfaitement rodé, tourbillonnaient autour d’eux, clownesques et complices, suspendant une note, le pavillon du saxophone immobilisé à quelques centimètres de la tête d’un client, avant que la musique reprenne, rebondisse, saluant le passage de cyclistes dévalant les marches de la rue à pleine vitesse, casqués, penchés en avant vers la descente. Les deux soirs ils étaient passés à la même heure, le soir du mauvais restaurant et le soir du bon restaurant.

Nation – Étoile

Lorsqu’elle avait réussi le concours d’entrée à l’école de danse de l’Opéra, son père l’avait prise dans ses bras et avait répété mon petit rat mon petit rat et il était parti en Côte d’Ivoire en disant à sa mère : fais attention au petit rat,  j’y tiens comme à la prunelle de mes yeux. La dernière fois que Marie l’avait vu c’était place de l’Étoile, un 14 juillet. Il défilait en uniforme. Du haut de ses onze ans, elle trouva remarquable la régularité et la précision du pas cadencé de son régiment, jugeant cependant  l’ensemble un peu raide et monotone.

Son père fut tué à Bouaké quelques semaines plus tard. Sa mère fit bien attention à Marie pendant environ un an, puis elle décida que le petit rat était assez grand pour se débrouiller seul, et partit au Brésil avec le mari de Madame Mozenna, leur voisine.

Madame Mozenna accueillit le petit rat chez elle et fit toutes les démarches pour qu’elle devienne pupille de la nation. Des heures et des heures d’un travail acharné, l’affection de Madame Mozenna, le soutien financier de la nation et surtout son talent permirent au petit rat de devenir première danseuse.

Un soir de mars, Marie franchit la barrière du métro à Chevaleret, effleurant à peine la borne avec sa carte magnétique. Elle se dirigea vers l’escalator direction Étoile. Ses bras se tenaient tranquilles et détendus, le long de son corps, et n’imitaient pas le battement d’ailes d’un cygne. Pas un instant elle ne songea à monter sur les pointes.  Ni pas chassé, ni saut de biche, aucune arabesque. Ses cheveux flottaient autour de son visage, et nul trait de khôl ne soulignait son regard. La danseuse changea place d’Italie, direction Bobigny et descendit à Bastille.

Les couloirs et les loges de l’Opéra bruissaient de chuchotements : à l’issue de la générale devaient être annoncées les nominations des danseurs et danseuses étoiles. Marie dansa parfaitement, elle dansa pour son père disparu, elle dansa pour sa mère en fuite, elle dansa pour Mme Mozenna assise au premier rang de l’orchestre, elle dansa pour le petit rat qu’elle avait été, elle dansa pour tous les petits rats.

Et c’est ainsi que Marie, pupille de la nation, devint danseuse étoile.

(Ouf !)

Le débutant

Ils avaient tous cru, une fois la voiture localisée, qu’on allait très vite la retrouver. Moi aussi, j’avoue qu’en arrivant, l’un des premiers, sur le lieu indiqué, un plateau désolé à quelques centaines de mètres de la limite sud de la ville, j’étais certain que cette affaire, qui nous avait tous rendus à moitié fous depuis deux mois, allait enfin être résolue. La deux-chevaux était bien là, exactement celle décrite par la serveuse du bar des fleurs, ça l’avait étonnée après coup que quelqu’un se serve d’une deux chevaux pour commettre un crime, c’était bien un crime, oui, un enlèvement, un kidnapping, c’est bien un crime, alors pourquoi une voiture aussi… enfin pas une voiture de criminel, vous voyez ce que je veux dire. Un moment j’ai espéré que la gosse dormait, bourrée de somnifères, dans un container jaune, monté sur roues, posé de travers près de l’abri sous lequel était garée la voiture. Mais non, il était vide, tout comme la voiture elle-même. Les gars du labo étaient déjà en train de sortir leur matériel, je m’éloignai un peu pour ne pas les gêner. Elle avait raison cette fille, on ne se sert pas d’une deux-chevaux, et encore moins d’une deux-chevaux vert pomme pour enlever un enfant.

Il se remit à pleuvoir et, brusquement,  j’en eus assez de cette enquête qui ressemblait à un vieux Maigret : pluvieuse, lente et  glaciale. Sauf que je n’avais personne, moi, pour me préparer une blanquette dans la cuisine d’un appartement du boulevard Richard Lenoir. Je débutais dans la police et j’habitais seul dans un studio à Grigny. Je fis le tour de l’abri. De son toit pendait curieusement une gouttière, sans doute pour permettre de recueillir l’eau de pluie ruisselant sur la tôle ondulée. Le sol spongieux ne révéla aucune trace de pas, à croire que le gars s’était envolé avec la petite fille.

Je m’écartai encore un peu, suivant le chemin de terre qui descendait vers un bois, puis m’engageant carrément dans celui-ci, sur un sentier minuscule et très en pente. Je faillis m’étaler plusieurs fois, glissant dans la boue puis retrouvant mon équilibre au dernier moment. Le sentier s’arrêtait net en haut d’un raidillon, une sorte de petite falaise d’une dizaine de mètres de haut. En bas, une clairière dans laquelle on avait fait, récemment, du feu. Un bruit de feuillage agité me fit sursauter, et je vis filer un chevreuil, sur ma droite, si près de moi que j’aurais pu le toucher. Je pensai bêtement : c’est pas Bambi que je cherche, c’est la petite Sirène, et je décidai de remonter à la voiture, et d’appeler des renforts.

Sous la peau

Pourquoi n’ai-je pas  photographié cet immeuble avant qu’il soit en travaux ? Il abritait, non loin de chez moi, une antenne de l’Université Paris Diderot, le LIAFA (Laboratoire d’Informatique Algorithmique). Je joins la seule image que j’ai pu en trouver sur le web et qui ne restitue pas très bien l’impression produite par sa façade couverte de carreaux de céramique couleur caramel.

J’ai espéré que Google Street View aurait omis de rafraîchir ses photos de la rue du Chevaleret, mais non, c’est l’immeuble en chantier qui y figure.

Comme il s’agit de désamiantage, tout a commencé par un confinement sous d’immenses bâches blanches, qui attrapaient magnifiquement la lumière le matin.

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Je pensais en les longeant à Christo, et à ce jour d’automne 1985 où nous nous étions rendus, D. et moi, quai de la Mégisserie pour découvrir le Pont Neuf tout emballé de blanc, et la beauté insensée de cet escamotage, des plis, des liens pour retenir la toile au pont.

Lorsque les bâches ont été ôtées, tous les pavés de céramique avaient été arrachés, laissant apparaître le béton brut. Un temps, les adhésifs protégeant les vitres transforment la façade en un tableau au graphisme joyeux.

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Plus tard, lorsque les fenêtres auront été déposées, les ouvriers dessineront sur le béton à la peinture fluo des signes cabalistiques, et commenceront à poser les fenêtres neuves. Dommage : j’aime  la façade ainsi  vulnérable et dénudée, privée de ses fenêtres, ouvrant à tous les vents l’immeuble en pleine rénovation.

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avec son sac rouge

Parfois ça lui arrive, elle marche, elle  marche n’importe où et puis soudain elle s’arrête et elle est, disons, bloquée. En fait elle pourrait continuer de marcher d’avancer de faire les choses à faire, elle pourrait, elle le sent bien, se secouer et repartir d’un bon pas, de son bon pas de femme tranquille qui marche avenue de France, et aller vers quelque chose de tangible, de réel, vers Monoprix, peut-être, acheter du dissolvant, ou vers son bureau pour cette réunion d’équipe, ou vers son appartement, elle a toujours tellement de choses à faire dans son appartement, elle habite rue des choses à faire. Mais non, elle ne repart pas, soudain elle est bloquée,  elle ne repart pas, en fait, elle ne sait plus du tout, brutalement, où aller, s’il faut continuer d’avancer, si s’assoir sur le trottoir ne serait pas, là, maintenant, la meilleure option, s’assoir et regarder en l’air, ou même carrément s’allonger par terre.

Elle résiste le plus longtemps possible, elle parvient à se remettre en marche, elle serre bien son sac rouge, elle ne sait plus vraiment ce qu’elle a mis dedans, ni pourquoi elle le transporte. Elle longe le mk2. Elle pourrait entrer dans le mk2, aller regarder les livres, mais il n’y a plus tellement de livres, en fait, un petit peu, quelques uns, quelques livres, et aussi beaucoup d’étuis pour iPhone, de minuteurs en plastique, de boîtes à crayons vintage, de pinces à linge fluo, de cahiers très chers, de mini-puzzles, de DVD blue ray et pas blue ray, et il y a le coin pour les gosses où elle n’a jamais vu de gosses.

Elle pourrait aller au ciné aussi, se glisser dans une des files d’attente et regarder sur le téléviseur fixé au dessus de la caisse la liste des films et en choisir un très vite avant d’arriver devant le garçon qui travaille-là à temps partiel pour aider ses parents à payer sa coloc. Voilà il a suffi de dire le titre et de tendre un billet de dix et hop, elle laisse de côté sa vie pendant une heure et demie, elle pose son sac rouge à ses pieds, elle fixe l’écran, elle s’habitue à la musique qui joue toujours un peu trop fort, elle savoure la proximité d’autres spectateurs, inconnus, à qui elle sait qu’elle ne parlera pas, il ne faut surtout pas qu’ils manifestent trop nettement leur présence, elle détesterait que l’un deux par exemple froisse un paquet de chips ou bien se mette à tousser fort, mais de les sentir autour d’elle silencieux, anonymes et discrets, c’est parfait, elle peut cesser d’avoir peur, elle peut cesser, un instant, de se demander ce qu’elle va devoir faire après.

Le photographe

Tu es rentré d’Alep et de Tripoli. Tu es rentré de Kaboul, blessé. Tu es rentré de Bagdad.  Tu as rampé sous des tirs.  Tu as couru dans des ruines. Tu as guetté une accalmie avant de t’élancer à découvert. Tu as attendu que le sniper s’endorme. Tu as enfilé des gilets pare-balles. Tu as guetté le passage des avions, appris à reconnaître le bourdonnement des drones. Tu as photographié les éboulis, les flaques de boue, de jeunes hommes rigolards, casque en arrière et cigarette au bec. Tu as immortalisé le geste de cet homme lançant une grenade, et saisi l’immobilité des enfants accroupis, serrés les uns contre les autres, dans cette cour près de l’hôpital incendié. Tu as cadré les vivants et les morts, des combattants et des blessés, l’épuisement des réfugiés, la terreur des assiégés.

Aujourd’hui tu marches doucement dans une rue calme d’une ville en paix. Tu marches les yeux mi-clos, la lumière est douloureuse. Le silence est douloureux, aussi. Le soleil de janvier n’a pas suffi à réchauffer la journée, ni à sécher le trottoir et ta fatigue est immense, tu sens chaque muscle, chaque os, et tu te dis que tu vas tomber avant d’arriver au prochain feu. Tu vas tomber ou bien te laisser glisser, te laisser glisser doucement et rester allongé immobile sur le trottoir mouillé.

airFrance

Soudain, ton portable sonne. Tu réponds. La conversation sera brève. Déjà ton pas s’accélère, tu te redresses, tu cours presque, tu arrêtes un taxi, tu continues à parler, tu griffonnes au dos d’un carnet. Dès demain tu repars :  9h55, aéroport Charles de Gaulle, terminal F, vol AF49.

un homme à la hauteur

Même si je me tiens la plupart du temps presque nue, debout sur un toit sur la grand place de Bayonne, croyez-le ou non, la vérité est que je suis une femme d’accès difficile. Il en résulte une terrible solitude, que je peuple de rêveries. Vous me demandez : “Et les autres femmes qui vivent avec toi, les cinq autres muses, ne sont-elles pas une compagnie pour toi ? N’as-tu pas tout le loisir, Arts, de converser avec Agriculture, Industrie, Astronomie, Commerce,  Navigation ?”

Si vous me posez ces questions, c’est que vous ne les connaissez pas. Agriculture est assommante, sans cesse préoccupée, inquiète, nerveuse. Elle ne parle que de semences génétiquement modifiées, du danger des pesticides, de l’épuisement des sols : essayez donc de lui arracher un sourire ou une plaisanterie. Industrie est râleuse, elle ne cesse de grommeler, quand elle ne se dispute pas avec Commerce. Un temps j’ai été amie avec les deux autres, Astronomie et Navigation, et lorsque j’étais lasse des histoires de marins, je réclamais des récits intergalactiques.  Mais après un siècle d’épisodes de naufrages et de voyages parmi les comètes, de batailles navales et de visites de la voie lactée, je me suis lassée, et  je pensais que plus rien, jamais, ne pourrait vaincre mon ennui.

Et puis j’ai rencontré Jérôme.

Jérôme est un spécialiste des accès difficiles. Un professionnel. Un homme à la hauteur, vraiment. Il a surgi un matin, vêtu de noir à l’exception de ses gants et de son casque, orange. J’ai d’abord entendu un grincement, un souffle, puis vu apparaître au bord du toit deux mains gantées de cuir orange, et enfin il s’est hissé souplement et s’est assis entre Industrie et moi. Je ne suis pas stupide au point de m’imaginer qu’il est venu pour moi, qu’il m’a remarquée et a décidé d’escalader la façade de l’hôtel de ville pour me rejoindre. Non, il a été envoyé ici pour nous nettoyer, et il s’y est mis tout de suite, en commençant par Navigation. Lorsqu’il s’est approché de moi et a commencé à me laver avec des gestes très doux, j’ai été si troublée que j’ai commencé à parler sans pouvoir m’arrêter. Ainsi sont les femmes d’accès difficile, peu habituées à être approchées, elles perdent vite leurs moyens et doivent trouver des subterfuges pour essayer de masquer leurs émotions.

Vous ne saurez rien de ce que nous nous sommes dits. Je ne suis pas du genre à étaler ma vie privée dans les blogs. Mais depuis cette rencontre, je ne m’ennuie plus. Je guette. Je guette le grincement, le souffle qui annoncent les visites de Jérôme, l’homme à la hauteur, le spécialiste des accès difficiles. Et il vient, il vient très souvent me rendre visite.