Anna

La photo a été prise par Yasmine, il y a quatre jours. Tu vois le ciel ? T’imagines ce qui lui est tombé dessus pendant sa planque ? Rien pour s’abriter, un putain de vent, mais regarde, ça a payé. Regarde ici.

CDG-detail

Tu vois la fille, là, avec le sac rouge ? C’est elle,  Anna Krugel.  Jusqu’à présent, elle nie tout en bloc. Incroyable, non ?

CDG-passants02
Tu lui mets la photo sous le nez, tu lui racontes l’histoire et elle se contente de secouer la tête, et de répéter avec son petit accent à la Romy Schneider, “je ne comprends rien à ce que vous dites. Je veux rentrer chez moi,  je n’ai rien à voir avec ça.” Mais ne te laisse pas embobiner, regarde son pedigree et tu la trouveras tout de suite un peu moins charmante. Même en cherchant bien, c’est difficile de trouver un genre de trafic dans lequel elle n’a pas trempé durant les dix dernières années. Elle est dangereuse, riche, elle a des protections solides, et jusqu’à présent, on n’a jamais pu la faire condamner.

CdG-passants01

Regarde cette autre photo, prise trois ou quatre secondes avant : elle croise une femme, et lui passe le sac marron. Là, on la voit qui s’éloigne avec. Devant Anna, tu reconnais Dimitri ? Tu te souviens, Dimitri Stepanoski. Et derrière elle, son frère, oui, c’est ça, Ivan.

On n’a pas grand chose sur la femme qui a récupéré le sac. Yann l’a suivie jusqu’à cet immeuble, de l’autre côté du pont, et il a pu la photographier juste avant qu’elle entre. C’est une française, Marion Desallais, 26 ans, elle est analyste chez Natixis. Impossible de découvrir comment elle est entrée en contact avec Anna Krugel, ni ce qu’elle fiche dans cette histoire. Une chose est sûre, elle est ressortie deux heures plus tard, à l’heure habituelle de sortie des bureaux. Sans le sac.

CDG-Seine.jpg

Tu vois cette voiture qui s’engage sur le pont pile au moment où Anna refile le sac à Desallais ? Son conducteur habite sur la péniche amarrée juste en face de l’immeuble Natixis, et il la propose en location  sur AirBnB quand il voyage, comme en ce moment.  Et sa locataire du moment, c’est Anna. C’est là qu’on l’a cueillie hier soir.

Les frères Stepanoski, eux, ils n’ont pas bougé, ils sont toujours dans l’appartement de la rue Van Gogh, sous surveillance, on dirait qu’ils attendent quelque chose. Tu vois, tout se passe ici, entre la Gare de Lyon et la Gare d’Austerlitz.

CDG-iOS-Maps

au bout de l’avenue

Personne ne peut dire exactement comment ces rochers se sont retrouvés  là haut, en équilibre sur des perches. Ni qui a fait pivoter aussi curieusement  les étages de l’immeuble doré avant de disposer les autres appartements en un immense escalier.

Il s’est trouvé un poète, certainement, pour décider que telle façade se transformerait chaque soir, à l’heure où le soleil se couche, en un miroir éblouissant, et un autre pour suggérer que sur le toit de la construction voisine, vêtue d’un noir profond,  on planterait des herbes sauvages.

tramway.jpg

Aujourd’hui, l’avenue de France débouche enfin  sur les boulevards extérieurs. La jonction modifie toute la géographie du quartier. Ce qui était une sorte de curiosité urbaine, une large avenue qui ne menait nulle part, devient petit à petit un lieu, au fur et à mesure de l’achèvement des chantiers, et alors que s’installent les premiers habitants, et que de nouveaux trajets relient Paris et Ivry.

AvenueFrance..jpg

Que l’on soit piéton ou passager d’une voiture, voyageur en attente du tramway en  direction de la porte de Vincennes ou du pont de Garigliani, il est impossible de rater l’immeuble qui termine l’avenue, et d’aimer tout de suite ce vert dont on a cru un temps qu’il s’agissait d’un film de protection que quelqu’un allait bien finir par ôter. Impossible aussi de deviner à quoi sert la structure déployée le long des façades. Jusqu’à ce que la question soit posée à l’architecte, Edouard François, et qu’il nous explique qu’il va falloir simplement un peu de patience : d’ici quelques semaines, nous aurons une forêt verticale. Là. Juste au bout de l’avenue.

d’un seul côté

J’ai longtemps habité une rue qui a ceci de commun avec la rue du Chevaleret que seul l’un de ses côtés est bordé de bâtiments. De l’autre côté, le trottoir était autrefois séparé par une rampe en fonte d’un talus d’une quinzaine de mètres qui surplombait un boulevard.  Je me souviens très précisément  de la texture rugueuse de cette rampe, et de l’impression que cela faisait lorsqu’on laissait la main glisser dessus. Elle s’interrompait parfois pour ouvrir un passage vers un petit sentier goudronné très pentu qui permettait aux piétons de rejoindre directement le boulevard, sans devoir aller jusqu’au bout de la rue. Au sentier descendant faisait face un sentier montant, et courir le long de  ces pentes raides était un jeu, qui consistait aussi à utiliser l’élan accumulé dans la descente pour attaquer la montée qui lui faisait face.

En regardant sur Google Street View,  je m’aperçois que les sentiers sont bien moins en pente que dans mon souvenir, et que le talus est aussi moins haut.

Les balustrades en fonte, je le savais, ont été remplacées par des barrières en métal tout à fait quelconques.

Rue du Chevaleret, ni rampe, ni descente, nul boulevard en contrebas. Face aux immeubles qui longent le côté ouest, le mur qui masquait la vue sur les voies ferrées aux abords de la gare d’Austerlitz a fait place à un grillage, qui surgit d’un mur de soutènement en béton, puis c’est un chaos de terre, de cailloux, de sable malaxé par les engins dont il est difficile de deviner ce qu’ils nous préparent. Le plan de la Semapa indique, pour ce triangle situé dans le prolongement de la halle Freyssinet, cette mention : “Jardin Haut”. Mais alors, pourquoi creuser encore ? Peut-être a -t-il été décidé de construire une ville souterraine, comme celle de Pérouse, une ville secrète, cachée sous le jardin et la dalle ? Ou peut-être a-t-on pris pour modèle Argie, telle que nous la décrit Italo Calvino dans “les villes invisibles“?

“Ce qui rend Argie différente des autres villes, c’est qu’elle a de la terre à la place de l’air. Les rues sont complètement enterrées, les pièces des maisons sont pleines de fine argile jusqu’au plafond, sur les escaliers se pose – en négatif – un autre escalier, sur les toits pèsent des couches de terrain rocheux en guise de ciel avec ses nuages.”

Calvino a-t-il décrit cette autre ville dont la naissance est enregistrée jour après jour par un appareil photo posé sur le toit de l’une des tours de la Bibliothèque ?  Les futurs habitants de la ville doivent en photographier le chantier à tour de rôle, et ils sont tenus de retrouver,  pour chaque photo qu’ils ont prise depuis le sol, la photo prise le même jour depuis la bibliothèque, et de tracer une croix sur l’emplacement qu’ils occupaient lorsqu’ils ont pris leur photo. Voici l’image faite depuis la tour de la BNF le 14 août 2015,  le jour même où j’ai pris la photo qui ouvre ce billet.

semapa-14-08-15

danser sous les voûtes

Le chantier de la halle Freyssinet est visible de toutes parts. Dépourvu de façade, le bâtiment dénudé ouvre à tous les vents sa structure. La nuit, l’éclairage artificiel magnifie le fin réseau de poutres en béton précontraint et de poteaux, une trame qui s’étend à perte de vue. Je sais que cette phase va s’achever, et que bientôt l’espace va se fragmenter pour accueillir les activités d’un incubateur de start-ups, et que des façades dissimuleront le squelette aujourd’hui apparent.

Je le sais, oui, mais voilà :  je rêve. Les chantiers, surtout ainsi éclairés, de nuit, et silencieux, et déserts, me font rêver. Les mandibules métalliques des engins de manutention reposent immobiles auprès de montagnes de gravats, sous la triple voûte, et voici qu’elles se rebellent à leur réveil contre le sérieux du projet qui les attend : cloisons, façades, portes, murs, revêtements, équipements, toutes ces finitions, tous ces accommodements avec des activités diurnes. Refusant d’obéir à leurs conducteurs, elles entament une danse des pelleteuse entre les poteaux, une chorégraphie bruyante et pataude. Et je t’invite, Dominique Boivin, à venir danser avec elles, comme tu as dansé ce jour-là  à Moscou, dans le parc Gorki.

À Veules-les-Roses

Les roses dont il est question dans “Veules-les-Roses” sont les roses trémières, selon Maman. Elle l’affirme catégoriquement, bien sûr Michel voyons ce sont les roses trémières, il y en a ab-so-lu-ment partout, enfin, regarde,  mais Papa n’a pas un regard pour les roses trémières, il soutient, lui,  que les roses, dans Veules-les-Roses, sont des roses, de simples roses, magnifiques, vois-tu Chantal elles poussent parfaitement ici, c’est dû à l’acidité du sol, regarde celle-ci et puis arrête enfin ça commence à bien faire avec tes roses trémières.

Maman ne l’écoute pas, elle se retourne vers moi, assis tout seul sur la banquette arrière de la Volvo, et me fait un clin d’œil complice, je me demande bien pourquoi car je me fiche pas mal de leur guerre des roses, j’ai hâte qu’on arrive à la villa.  Je me demande si mon cousin Thibault sera déjà là. Je poserais bien la question, mais impossible d’en placer une, Maman a cherché dans Wikipedia sur son téléphone pour trouver une preuve, Papa grommelle que Wikipedia c’est n’importe quoi, Maman crie presque qu’autrefois Veules les Roses s’appelait Veules en Caux, et que le mot “roses” a été ajouté en 1897, c’est même paru au journal officiel, et Papa dit que oui, c’est bien ça, “Veules-les-Roses”et pas “Veules-les-Roses-Trémières”. Maman dit tu es de mauvaise foi Michel, avoue.

IMG_7842-e1440859446213.jpg

Thibault mon cousin a deux ans de plus que moi, plein d’amis sur Facebook et un piercing au sourcil gauche. J’espère qu’il sera là, avec lui je m’ennuie moins à la villa. Il déteste se baigner, se moque des gens qui trainent sur la digue, ne dépasse jamais les jeux pour enfants qui barrent l’accès au front de mer. Il peut passer la journée entière dans sa chambre à jouer à World of Warcraft, moi aussi j’aimerais bien mais jamais Maman ne me laisse tranquille aussi longtemps. La mère de Thibault, elle, n’est presque jamais là, la chance. Le portail est ouvert, la voiture longe les massifs d’hortensias et s’arrête dans un crissement de graviers. La guerre s’arrête en même temps que la voiture, les parents, comme à chaque fois que nous arrivons ici, courent vers le bout de la terrasse et restent un long moment à admirer les falaises qui s’étirent au loin vers Dieppe et le Tréport. Mes yeux fouillent la façade à la recherche d’un signe de la présence de Thibault. Tous les volets sont fermés à l’étage, mais cela ne veut rien dire, Grand-Mère exige qu’ils restent clos lorsque il fait chaud comme aujourd’hui.

IMG_7731-e1440860326179.jpg

C’est marée haute, dit mon père, tu ne vas quand même pas te baigner maintenant, mais Maman a déjà fourré une serviette dans le sac jaune. Elle se fiche de la marée haute et des galets, je ne sais pas comment elle fait, on dirait qu’elle ne sent rien, elle court pieds nus jusqu’aux premières vagues et plonge la tête la première. Je meurs d’envie de l’imiter, mais je crains de susciter le mépris de Thibault, s’il est là, s’il me voit, en manifestant le moindre enthousiasme pour la baignade. Non mais t’as vu ces dégénérés qui barbotent comme des canards en plastique a-t-il dit l’an dernier, avant d’envoyer une rafale de mitraillette sur un type qui arrivait par la gauche de l’écran. Et puis zut, il fait vraiment trop chaud, je descends en courant le petit sentier vers la plage, et j’ai bientôt rejoint ma mère. Lorsque je sors la tête de l’eau après ce premier plongeon, une planche à voile fonce sur moi. J’ai juste le temps de me pousser et de reconnaître la voix de Thibault : “attention mes petits canards !”, et déjà il file vers le large, élégamment penché en arrière, un reflet de soleil accroché à son piercing.

La mort d’un pêcheur à pied

“Raymond,  j’y ai dit, tu peux donc pas rester tranquille un peu,  j’y ai dit mais il était déjà parti avec son seau et son crochet, qu’est-ce que j’en ai besoin moi de ses palourdes et de ses bigorneaux, je les digère pas, ni lui, mais il est comme ça le Raymond, faut qu’il s’agite, faut qu’il creuse, je l’ai toujours vu comme ça. Moi j’avais à faire, j’y vais plus à la plage, j’aime plus, j’aimais bien mais j’aime plus, je préfère rester tranquille, avec ma hanche, j’ai guère envie de bouger plus que ça.

A l’heure qu’il devait rentrer, je me suis mise dans mon fauteuil, le beau que la Claudine m’a acheté l’année dernière, avec des boutons pour s’allonger et se relever, je dormais presque quand j’ai entendu une voiture, j’ai cru que c’était lui qui rentrait mais pas du tout, c’était les gendarmes, deux petits gars que j’avais jamais vus, des nouveaux, et là j’ai appuyé sur le bouton du fauteuil, celui qui t’aide à te relever, mais j’ai quand même pas pu, j’avais les jambes toutes molles, avant qu’ils me l’aient dit je le savais qu’il était arrivé quelque chose de grave, rien qu’à leur tête toute gênée, et à leur façon de se regarder à qui qu’allait me le dire, que le Raymond il était disparu sous la falaise, qu’elle s’était pour ainsi dire écroulée directement sur lui, et qu’on le retrouvait pas, qu’ils avaient eu beau chercher avec du matériel et tout, ils avaient dû s’arrêter à cause de la nuit, puis de la marée qui montait.

L’ont retrouvé en mer, finalement, oui, c’est là qu’ils l’ont retrouvé, en mer, c’est la marée qu’a fait bouger les rochers et qu’a fait qu’il s’est mis à flotter, et  qu’il est parti dans l’eau comme ça, mon Raymond. Et c’est les mêmes petits gars qui sont venus me prévenir le samedi matin, Claudine et Gérard étaient là aussi, ils sont arrivés tout de suite quand ils ont su pour Raymond, la Claudine elle était toute blanche et elle tournait dans la maison, ça m’aidait pas tellement qu’elle soit là en fait, mais en même temps j’allais pas lui dire laisse-moi donc tranquille ça se fait pas de dire ça.  Alors j’ai rien dit je les ai laissés s’occuper de tout. Le dimanche, j’ai dit à Gérard tu peux m’emmener à Vasterival pour voir où que c’est que Raymond il était mort,  j’y croyais pas encore qu’il était mort, même si c’était officiel et tout, je m’attendais qu’il rentre avec ses bigorneaux et qu’il me dise la bonne farce que je t’ai fait dis donc Paulette, mais non il rentrait pas plus que ça, alors j’ai voulu aller me rendre compte par moi-même.

IMG_7607-e1440171824145.jpg

Je comprends pas bien comment qu’il a fait son compte, il le savait bien le Raymond qu’elle tombe des fois par bouts c’te falaise, et que c’est pas malin malin de s’mettre en dessous, il a pas du lever le nez de son crochet, il s’est trop rapproché, bien plus qu’il ne croyait, tellement qu’il regardait dans ses trous d’eau pour guetter les bestioles. On a pris la petite route qui descend si raide, j’ai essayé de me rappeler de quand que c’était que je l’avais prise pour la dernière fois c’te route qu’on peut même pas s’croiser tellement qu’elle est petite, sûrement avec le petiot, Lionel, le fils à Claudine, quand elle me le donnait à garder du temps qu’il allait à l’école, pendant les vacances, ben oui surement avec Lionel, même que peut-être qu’on est allés pique-niquer à la plage, avec Raymond, peut-être qu’il avait mis la glacière dans le coffre de la 4L, et le Lionel il se tenait plus, mais ça fait longtemps que je l’ai vu celui-là, depuis qu’il travaille à Singapour, dans la banque il est le Lionel, ça m’étonnerait qu’il puisse venir pour les obsèques.

Y avait pas grand monde en bas de la route, à cause qu’il faisait pas tellement beau, les gens ils aiment pas trop la plage quand il fait gris, juste deux voitures sur le parking, des parisiens qui venaient d’arriver, qu’étaient tout excités et qui faisaient des photos avec leur téléphone en criant c’est trop beau c’est trop beau ils savaient surement pas pour Raymond, autrement ils auraient pas fait tout ce boucan, non, y savaient pas, moi j’ai descendu doucement en m’appuyant sur le bras à Gérard, il pleurait le Gérard mais j’ai fait semblant de pas voir, j’ai respiré un grand coup, j’ai regardé le bout de mer qui s’agrandit dans le grand trou en V de la valleuse au fur et à mesure qu’on descend,  j’ai entendu les mouettes et j’ai senti l’odeur des algues et des vagues, et arrivée en bas j’ai d’abord regardé vers Pourville et y avait pas d’éboulement ni rien alors j’ai tourné la tête de l’autre côté, du côté de Quiberville, et là  je l’ai vu, le tas de rochers encore bien blancs, tout frais tombés de la falaise, le tas de cailloux qu’avait tué Raymond pendant que je dormais dans mon fauteuil électrique.

Bon, mets-moi pas d’araignée, Julie, elles sont toujours vides à cette époque. Trois carrelets si tu veux bien. Sont encore là, les jeunes, et faut bien que je les nourrisse, non ?”

 (Note : c’est un véritable et tragique accident récent qui m’a conduit à écrire ce récit, dont les personnages sont tout à fait imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes réelles serait involontaire, et de pure coïncidence.)

 

Les galets

Après les deux heures affreusement longues et ennuyeuses consacrées à la digestion du repas de midi, nous descendions à la plage à pied, par la route, puis le sentier du bois, puis cette pente vertigineuse que nous terminions en courant. Peu importait la couleur du ciel, qui décidait de la couleur de la mer, seul comptait pour moi le bruit des galets sous nos pas, il n’existe pas plus beau bruit au monde que celui des galets sur la plage de Varengeville.

À marée descendante, nous posions nos paniers à l’endroit où les galets font place au sable mouillé. Il était vain d’espérer s’étendre sur une serviette, comme cela se pratique sur la plupart des plages : les galets étaient trop inconfortables, le sable trop mouillé. Non. La serviette restait dans le panier. Les habits que nous enlevions le plus vite possible étaient pliés sur un gros caillou, et nous nous élancions vers les vagues, écrasant de nos pieds nus les centaines de tortillons soulevés par les vers de sable, nous éclaboussant les uns les autres en courant dans les flaques et les minuscules cours d’eau abandonnés par la marée.

Ceux qui ne se jetaient pas rapidement à l’eau se condamnaient à  un long séjour debout, puis à avancer pas à pas, observant les nageurs, de l’eau jusqu’en haut des cuisses, frôlant les vagues du bout des doigts, se passant une main mouillée sur la nuque, faisant mine d’ignorer l’une des vérités du lieu : hésiter c’était renoncer à se baigner, la fraîcheur de l’eau interdisant qu’on pèse le pour ou le contre avant d’y plonger.

panoStAubin.jpg

Lorsque nos lèvres viraient au bleu violet, nous sortions de l’eau et commençait alors la construction d’un fort, la recherche de crabes, l’écriture de nos prénoms sur le sable à l’aide de l’une de ces pelles en fer achetées dans la boutique derrière la digue de Quiberville, celle qui vendait aussi les bouées, les merveilleux animaux gonflables, les objets d’art en coquillages et les cartes postales Yvon.


80 ans du bazar de Quiberville

Sur le chemin du retour, il fallait veiller à ne pas renverser l’eau du seau où nageaient cinq crevettes, le sable crissait dans les tennis, et tu te retournais plusieurs fois pour dire au revoir à la mer.

Destruction méthodique

Toutes les friches industrielles ne peuvent être reconverties en scène nationale, en galerie d’exposition, en incubateur de start-ups, et encore moins celles, perdues aux confins d’une zone portuaire, dont la couverture est constituée de plaques contenant de l’amiante.

IMG_7066

Ainsi  ce hangar à la charpente métallique d’une grande élégance, situé à Tarnos sur la rive droite de l’Adour, est-il détruit méthodiquement. Un temps, ses poutres et poutrelles quadrillent le ciel, délimitant le vol des mouettes. Est-ce le site voisin des Laminoirs des Landes qui s’agrandit ? Ou son concurrent Celsa qui va s’implanter , créant 200 emplois ?

En attendant que le démontage s’achève, ignorant le panneau qui interdit l’entrée, on franchit le buisson de ronces couvertes de mûres acides pour entrer dans l’immense espace à ciel ouvert, qui dégage une véritable impression d’architecture : rythme des éléments de charpente mis à nu, leur ombre projetée sur le sol, murs clairs. Il est impossible de ne pas s’attarder un moment pour prendre quelques photographies,

L’orage qui ne vient pas

Sur le panneau du poste de secours, l’orage était annoncé pour 19h, mais il ne se décide pas à éclater. Le soleil fait une tentative de retour et l’eau, à l’embouchure de l’Adour, étincelle un instant comme les faibles vagues qui roulent vers la plage interdite à la baignade.

Il est impossible de résister au désir de parcourir la jetée, comme on marche le long d’un train au départ, même si l’on sait qu’il faudra le laisser partir, comme s’en va la mer aussi. On reste au bord du lointain, on s’y s’arrête un moment avant de faire demi-tour.

Ici, seuls les chiens se baignent pour aller chercher sur l’eau un morceau de bois flotté jeté par leur propriétaire. Il y a souvent un vélo qui roule en contrejour. Les pêcheurs silencieux ne remuent que lorsque l’un deux fait une prise, et s’attroupent alors autour de lui, volubiles. Des couples mettent à l’épreuve leur désir de continuer à être des couples, le temps d’un aller et retour tout au bout là-bas. Elle dit : ça ne peut plus durer, ou bien lui : tu sais, on n’est pas obligés. D’autres avancent dans l’évidence l’un de l’autre et pensent à leurs enfants qui font de grands voyages. D’autres encore vont seuls, dans la belle solitude de leur vie qui fait une pause ici. S’ils ont le goût d’observer les couleurs, ils notent le vert et le rouge vifs des amers, et toutes les nuances du ciel d’un orage qui ne vient décidément pas.

reprends-toi, Ally !

C’est là qu’elle habite, Ally McBeal. Evidemment, comme elle est très très très connue, elle laisse toujours les stores baissés, c’est la rançon du succès, les stores baissés, tout le monde sait ça. Son travail d’avocate est particulièrement dur, elle ne ménage pas sa peine, elle donne vraiment de sa personne, pour chaque client elle s’implique à fond, elle peut par exemple se mettre à chanter au tribunal, avec suffisamment d’entrain pour que tout le monde se mette à chanter avec elle, procureur, avocats, huissiers, accusés, témoins, et même les flics, à chanter avec elle en tapant dans les mains, façon Gospel, si ça peut faire avancer son dossier, si ça peut mettre en lumière un élément particulièrement important de son argumentation. Je ne sais pas comment elle tient le coup, parce qu’elle n’est vraiment pas très costaud la petite Ally, elle pèse trois fois rien, d’ailleurs elle ne mange presque pas, à peine si elle picore un biscuit apéro de temps en temps avec ses amis du cabinet d’avocat, entre deux danses, dans leur club préféré, là où ils vont se détendre après le travail. Non seulement ils font un travail formidable, mais en plus ils s’entendent si bien qu’ils restent ensemble après, pour aller danser et boire pas mal de verres.

Mais malgré ça elle a trouvé  personne pour  vivre le grand amour, enfin pas depuis la mort de, comment s’appelait-il ? Peu importe, celui avec qui elle a passé des moments merveilleux qu’on revoit de temps en temps au ralenti avec une musique  qui veut dire ” tout ça c’est fini mais elle y pense encore, à ce passé avec –  comment s’appelle-t-il,  déjà ? –   des jours inoubliables que personne ne pourra jamais lui voler.”  Mais voilà, c’est le passé, aujourd’hui elle rentre toute seule dans sa maison de la 25e rue. Pour lutter contre la morosité, elle a fait repeindre sa porte d’une couleur bien pétante, tant pis, ça ne plaira peut-être pas à tout le monde, mais il faut bien faire quelque chose. Ce n’est pas qu’elle en profite beaucoup, de cette couleur, elle rentre souvent tard, et souvent, il faut bien le dire, un peu, disons…  sonnée, après deux ou trois verres de trop, elle a failli plusieurs fois s’étaler de tout son long en grimpant les marches du perron avec ses talons aiguille, Ally…  Je me dis souvent, tu devrais quand même faire attention, te reprendre, ce n’est pas comme ça que tu retrouveras quelqu’un.

Il faut croire qu’elle m’a entendue, on dirait qu’elle retrouve une certaine hygiène de vie, elle va courir de plus en plus souvent, elle grimpe sur la High Line et elle zigue-zague entre les touristes, sans oublier, ensuite,  les étirements, avant de boire une boisson 100% organic.

highLine.jpg

Ce qui est vraiment formidable aussi, c’est qu’elle a enfin appris à extérioriser ses émotions, c’est vraiment très important,  comme ça les énergies circulent bien mieux. Elle a suivi un stage, ça l’a beaucoup aidée, elle a même acheté le livre.  Et de voir qu’elle progresse, j’avoue, comme ça, qu’elle se prend en main, la petit Ally, je dois dire, ça me fait du bien, ça me rassure énormément. Et finalement, moi aussi,  je la trouve très bien cette nuance de vert, pas vous ?